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Stratégie du « non »à la guerre et à la haine

Le jeudi 3 avril 2003.

En consacrant, sous le titre Contre la haine, un essai à L’amitié Hermann Hesse-Romain Rolland, Roger Dadoun évoque deux grands écrivains, Prix Nobel tous deux, que l’on continue de lire et de découvrir avec intérêt, parfois avec enthousiasme, mais qui n’en demeurent pas
moins marginalisés et hors circuit médiatique. Or, comme s’efforce de le montrer Dadoun, ces deux auteurs, partisans clairvoyants et passionnés de l’Europe et jouissant d’une renommée mondiale, ont puisé leur inspiration dans des sources aujourd’hui toujours aussi vives, et ils portent témoignage, par leur œuvre comme par leur style d’existence, de la possibilité de dire « non », de résister « aux dérives et folies meurtrières du monde moderne ».

Amitié d’allure paradoxale : les différences entre le Français et le Suisse allemand sont nombreuses et frappantes, comme l’indiquent les deux chapelets de caractéristiques que Roger Dadoun égrène dans une énumération à la Prévert : d’un côté Hermann Hesse « séminariste poète peintre allemand suisse souabe protestant père de famille suicidaire alcool tabac libertaire morbide marginal », etc., de l’autre Romain Rolland « normalien universitaire historien musicologue homme de théâtre bourguignon français catholique œcuménique signataire compagnon de route belle âme », etc. Mais il se trouve qu’une convergence fondamentale, issue d’un funeste traumatisme historique, les réunit d’emblée. Lorsque éclate la Grande Guerre de 1914, Hermann Hesse prend vigoureusement parti contre le chauvinisme et le délire nationaliste qui s’emparent des intellectuels allemands, « écrivains, artistes et penseurs » — position qui suscite aussitôt l’intérêt et l’enthousiasme de Rolland, qui note dans son Journal : « Novembre 1914. Un bel article du poète et romancier allemand, Hermann Hesse, dans la Neue Zürcher Zeitung du 3 novembre 1914, sous le titre « O Freunde, nicht diese Töne » (Amis, pas cette musique !). » Ce sont là, précise Rolland, « les mots qui dissipent les nuées de la haine, les mots de Beethoven délivré ». Rolland, qui se trouve en Suisse, s’emploie lui-même, avec courage et ténacité, à dénoncer les barbaries de la guerre et les campagnes bellicistes qui les entretiennent et les exaltent. L’ensemble de ses articles publiés en Suisse porte le titre, étendard du pacifisme militant, d’Au-dessus de la mêlée. Dadoun fait remarquer que l’intitulé d’origine, « Contre la haine », aurait été plus approprié ; spécialiste de psychanalyse politique, il en profite pour rappeler le « travail monumental d’anthropologie psycho-politique — près de deux mille pages très denses — publié sous le titre Journal des années de guerre, Notes et documents pour servir à l’histoire morale de l’Europe de ce temps (1914-1919) ». Travail de précurseur — les historiens mettront du temps à comprendre, en dépit d’un Michelet, que les « mentalités » et les « passions » humaines, cela compte aussi en histoire.

Il aurait sans doute été passionnant de voir comment l’amitié Hesse-Rolland, évoluant sur le terrain de l’histoire, de l’art et de la spiritualité, a accusé le choc des deux tragiques horreurs du XXe siècle : le nazisme et le stalinisme. Mais Roger Dadoun a choisi de porter son analyse sur un autre terrain. Il tente de montrer comment certaines sources profondes d’inspiration ont pu constituer, dit-il, une « musique de fond », un système d’affinités qui, par-delà d’évidentes divergences, ont pu fonder entre Hesse et Rolland une relation d’amitié à la fois solide (Rolland parle de « solide amitié ») et originale.

Cette « musique de fond », Dadoun la décompose en trois mouvements : musique proprement dite, psychanalyse, Inde. Pour Hesse comme pour Rolland, la musique occupe une place centrale, vitale, dans l’existence, et elle intervient aussi pour nourrir et structurer l’œuvre et singulariser le style (par exemple le Jeu des perles de verre chez l’un, Jean-Christophe chez l’autre). La psychanalyse et surtout la personnalité du « génial » Freud, Dadoun insiste là-dessus, sont accueillies avec faveur par les deux écrivains.Tandis que Rolland peut se prévaloir de l’amitié et de l’admiration de Freud, qui discute de sa conception d’un « sentiment océanique » dans l’Avenir d’une illusion, Hesse, qui a fait une analyse avec un disciple de Jung, donne à son expérience une ampleur insoupçonnée : « la psychanalyse… n’aura et ne peut avoir aujourd’hui d’autre but fondamental que de créer en nous-même un espace dans lequel nous puissions être à l’écoute de Dieu. Pour moi, l’analyse est devenue entre-temps un brasier au travers duquel je passe et qui fait très mal. » Hesse a baigné tout enfant dans la culture indienne, et son roman le plus populaire, Siddharta, s’offre comme « fiction indienne » : « une des œuvres les plus profondes qu’un écrivain européen ait composée sur (dans) la pensée hindoue », écrit Rolland, qui lui-même, comme le souligne Dadoun, a consacré à l’Inde plusieurs ouvrages et entretenu d’importantes relations avec de prestigieuses personnalités telles que Gandhi,Tagore, etc.

Sur ces bases communes, les deux écrivains élaborent, selon l’expression de l’auteur, une « stratégie de résistance » : « réponse réfléchie, cohérente, mesurée et opératoire » aux pressions, séductions et dominations caractéristiques des sociétés contemporaines. Il s’agit
bien, estime Dadoun qui se réfère à l’anarcho-syndicalisme de Fernand Pelloutier, créateur des Bourses du travail, d’un individualisme libertaire, pratiquant un « non » déterminé face à, dit-il, cette « consternante énumération d’incontournables « ismes »… : totalitarismes fascismes fanatismes sectarismes chauvinismes bellicismes racismes terrorismes intégrismes mysticismes populismes mercantilismes népotismes égotismes arrivismes truismes, etc. ».

On se croit au bas de la pente d’un nihilisme lorsque, in extremis, dans son « Finale », Dadoun fait « surgir… une gerbe de « oui », à mettre au pluriel : aux musiques, aux psychanalyses, aux Indes, et aussi aux Natures — mais, réserve essentielle, « pas n’importe lesquelles ». Les précisions qu’il donne là-dessus sont succinctes — mais il s’agit, d’évidence, de pratiques et réflexions, peut-être méditations (comme le suggère le « post scriptum : non, pas ce travail-là ! Non, pas cette vieillesse-là »), élargies, souples, critiques, ouvertes, de nature, conclut Dadoun, « à nous mettre "à l’écoute du divin" — si terrestre, qui… est en nous.


Dadoun Roger, Contre la haine. L’amitié Hermann Hesse-Romain Rolland, Via Valeriano-Léo Scheer, 2003, 96 p., 11 euros. Les œuvres de Romain Rolland sont publiées, pour la plupart, aux éditions Albin Michel ; celles de Hermann Hesse aux éditions José Corti et Calmann-Lévy, qui ont publié récemment Éloge de la vieillesse et l’Art de l’oisiveté. Siddharta est publié aux éditions Grasset.