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Une politique capitaliste « intelligente » reste toujours une politique CAPITALISTE

L’Expérience Mendès-France

janvier 1955.

Dans la mare aux eaux tranquilles de l’immobilisme où le menu fretin des Queuille, des Bidault, des Pinay et des Laniel se doraient paisiblement le ventre au soleil, le jeune poisson Mendès-France a fait un plongeon spectaculaire, soulevant les vagues du lac et la fureur des endormis.



Au milieu de l’immense médiocrité où croupit le parlementarisme depuis que les Clemenceau, les Poincaré et les Briand lui donnèrent un dernier et discutable lustre, Mendès-France apparaît comme une espèce de géant, un superman,pour employer une expression à la mode. Grandeur relative,mais suffisante pour provoquer la hargne rageuse des figurants falots et prétentieux évincés des prébendes, des honneurs et des sièges ministériels.

En vérité, à écouter les diatribes haineuses d’un Bidault, d’un Reynaud et de tout ce que ce pays comptent de conservateurs enkystés sur le passé comme des mollusques sur leurs roches, par opposition à ces roquets aboyeurs qui hurlent leur dépit à ses chausses, Mendès-France nous apparaît presque comme un personnage sympathique. Ne serait-ce que pour avoir transformé les marmottes ronflantes du Palais-Bourbon en fauves déchaînés !

Mendès-France est-il un homme sincère ou un politicien ambitieux ? Question oiseuse : nous n’avons pas ici à juger l’homme, mais sa politique.

Dans ce journal où nous nous sommes imposés pour constante discipline de ne recourir ni à la surenchère des démagogues, ni à la phraséologie de théâtre, ni à la flagornerie des courtisans, nous dirons simplement, « sans haine, ni respect », ce que nous pensons de l’expérience Mendès-France.

Ses discours antérieurs, ses prises de positions sur certains problèmes, notamment celui d’Indochine, lui valurent d’accéder au pouvoir porté par un incontestable courant de sympathie populaire. Aujourd’hui ses adversaires nationaux le qualifient d’un terme qu’ils veulent insultant : celui de liquidateur. Sans doute est-ce vrai. Encore leur faudra-t-il reconnaître qu’il aura été le liquidateur adroit d’un lourd héritage d’immobilisme ou, depuis la Libération et l’ineffable de Gaulle, s’illustrèrent les « génies » politiques de la IVe République.
Mais les anarchistes n’ont pas à juger Mendès-France dans les perspectives « nationales » de sa politique. C’est pourquoi nos grief à son égard seront d’un tout autre ordre que ceux qui traînent dans les poubelles d’une droite figée dans l’adoration morbide d’un passé révolu ou dans la bouche fielleuse d’un Bidault macérant son dépit dans un vin de messe.

Car Mendès-France est un grand bourgeois et le combat qu’il mène n’est pas le notre. Rendons-lui cet hommage, à notre manière, en disant que ce brillant politicien est sans doute l’homme le plus intelligent qu’un régime agonisant dans l’impuissance pouvait trouver pour lui insuffler quelques dernières apparences de vie.

Sans doute même l’homme a-t-il parfois la vision des solutions hardies et salvatrices qui s’imposent. Mais sa formation intellectuelle qui le lie à la classe dirigeante, lui interdit de les mettre en œuvre.

Le résultat en est une politique chaotique, hésitante entre la chèvre et le chou, souvent contradictoire, parfois progressiste, puis rétrograde et conservatrice. L’échec de l’expérience Mendès-France s’inscrit dans cette dualité inconciliable, dans cet impossible désir de flirter avec l’avenir sans rompre avec le passé.

Citons quelques exemples :
Mendès-France liquide la guerre d’Indochine. Qui pourrait le lui reprocher, hors la meute des aboyeurs nationalistes, des trafiquants de piastres et des parasites administratifs privés de sinécures ? Seuls, les nécrophages se seraient réjouis de voir durer cet inutile massacre quelques mois de plus et se terminer par un désastre à la Dunkerque… ou par une intervention militaire américaine qui aurait fait de l’Indochine une nouvelle Corée,une nouvelle terre brûlée, un nouveau cimetière et,peut-être, le prétexte d’une guerre généralisée.

Mais ce n’est point là le refus et la condamnation définitive du colonialisme. Aussi, lorsqu’en Algérie un peuple surexploité et crevant de faim s’insurge, P. M.-F. répond avec les mêmes arguments que ses prédécesseurs : la répression. Dans sa bouche reviennent les mêmes mots vides et ronflantes : « terres françaises », « intégralité du territoire », etc. De sorte que l’abandon de l’Indochine n’aura été, en somme, qu’une retraite stratégique.

La politique du refus d’un choix

En politique extérieur, avec la CED., Mendès-France enterre l’Europe des Six. Cette Europe ne devant être que celle des divisions « intégrées » et des casernes, il n’y a pas lieu,assurément, de verser des pleurs sur cet enterrement.
Mais à la CEDdéfunte, il s’empresse de lui substituer les Accords de Paris, qui n’en sont qu’une pâle copie.

Mendès-France tente de secouer l’« amitié », un peu trop tyrannique des États-Unis. Fort bien. Car le peuple français n’a pas à rechercher l’amitié des milliardaires de Wall Street, avides d’étendre leurs tentacules sur le monde, ni celle des galonnards du Pentagone, qu’Eisenhower lui-même doit sans cesse retenir par le pan de leurs tuniques pour les empêcher de mettre le feu au monde en l’arrosant de quelques bombes H !

Mais ce geste accompli, P. M.-F. s’empresse de courir à Washington pour se faire pardonner cette audace et renouer les amitiés " traditionnelles " de la France.
Mendès-France affirme la nécessité d’un dialogue avec l’Est. Ce qui est évident. Car mieux vaut échanger des propos, fussent-ils aigres-doux, que des bombes.
Mais, ceci affirmé, il maintient la France dans cette infernale course aux armements, où s’épuise la substance des peuples et dont l’issue inévitable est la guerre — car, jamais une course aux armements ne s’est terminée d’autre manière.

Mendès-France s’attaque — non sans courage — aux scandaleux privilèges des betteraviers et des bouilleurs de cru. Par ailleurs, il dénonce, parfois avec des accents de sincérité,l’égoïsme et l’aveuglement d’une classe — la sienne — pour qui ne comptent que les dividendes et les superbénéfices.

Mais dans le même temps, il refuse toute augmentation de salaire et, sous prétexte de reconversion, distribue au patronat de confortables subventions.
Ainsi s’illustre la politique d’un homme : elle n’est pas celle du CHOIX,mais celle du REFUS d’un choix.

La peur de la Révolution

Pierre Mendès-France s’est écrié un jour à la Chambre : « Nous sommes en 1789 ». Sans doute le pense-t-il réellement. Et c’est pourquoi toute sa politique est axée sur cette préoccupation : éviter à la bourgeoisie, à laquelle il appartient, de sombrer dans une tourmente révolutionnaire. Pour cela il est prêt à lâcher tout le lest qu’il jugera nécessaire, prêt à toutes les concessions — sauf à renoncer aux privilèges que détient sa classe.

Il y a ainsi, paradoxalement, dans l’incontestable courage de P. M.-F. une certaine dose de peur.

La peur de la Révolution.
Nul ne peut affirmer avec certitude que " Nous sommes en 1789 ", car, hélas ! si les conjonctures sont révolutionnaires, les hommes manquent pour accomplir cette grande œuvre.

Il appartient alors aux éléments d’avant-garde, conscients des inéluctables nécessités, de préparer, par leur propagande, cette révolution que tous les Mendès-France présents ou futurs, pas plus que les Necker et les Kerenski, ne pourront empêcher.

C’est à cette tâche que, dédaignant les jeux stériles de la politique, se consacrent les anarchistes.

Maurice Fayolle