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« Anarchist Studies »

un miracle anglais
Le jeudi 20 février 2003.

Le lecteur britannique voudra bien excuser ce titre parfaitement journalistique puisqu’il donne dans le sensationnel et ne traduit pas la vérité. En effet, les Français tendent à appeler « anglais » tout ce qui se trouve de l’autre côté de la Manche, alors que cette revue comprend des personnes de multiples origines, galloise, écossaise et autres. Un de ses principaux rédacteurs appartient même au peuple new-yorkais. L’auteur tient à remercier de leur collaboration précieuse et précise Tom Cahill, Sharif Gemie, David Goodway et Martyn Everett. Il est seul responsable des erreurs de détail ou d’interprétation.



Le Royaume-Uni peut s’honorer d’une grande tradition de réflexion libertaire : le philosophe William Godwin, les écrivains et artistes William Morris et Oscar Wilde, le critique Herbert Read, l’urbaniste Colin Ward, pour ne citer que quelques-unes des figures les plus connues. Le rayonnement du géographe Pierre Kropotkine, un des fondateurs du communisme anarchiste, y fut aussi très grand et a laissé des traces durables.

De Darwin à Bernard Shaw, une longue tradition de penseurs, d’écrivains et d’enfants terribles a su braver les opinions établies. Encore récemment ont brillé quelques grands, notamment sur les terrains de l’histoire, et l’on pense aux marxistes Eric Hobsbawm et Christopher Hill, celui-ci d’ailleurs assez proche des idées libertaires.

Le renouveau de l’histoire sociale, dont ces deux auteurs sont en partie responsables, incita à la création dans les années 1970 d’une conférence annuelle sur « passés et futurs alternatifs », carrefour académique honorable qui accueillait des historiens de la gauche libertaire, universitaires ou pas, dont une bonne moitié travaillent sur un domaine apparenté à l’anarchisme, la protestation et l’organisation au niveau de la base. Cet history workshop (atelier d’histoire) s’est réuni en des lieux différents, tantôt dans les provinces et parfois à Leeds, pendant quelque vingt ou trente années.

Ce carrefour accueillant allait abriter quelques chercheurs, en janvier 1985, qui se réunirent pour un atelier sur l’anarchisme. L’occasion avait été suscitée sur l’initiative d’un universitaire, David Goodway, participant à l’atelier d’histoire, qui organisa ce nouveau séminaire lors d’une rencontre en 1984 avec quelques chercheurs, dont Tom Cahill, Heiner Becker, Peter Marshall, Nicolas Walter et Carl Levy. Il fut décidé de saisir l’occasion de ces congrès pour susciter un atelier sur l’anarchisme.

Loin de se limiter aux militants convaincus, l’objectif fut de réunir des chercheurs de toutes tendances qui s’intéressaient à ce champ d’étude. L’atelier connut des activités intéressantes. En novembre 1985, Murray Bookchin vint exposer ses idées. Le groupe de recherche se réunissait trois ou quatre fois par an, et en outre David Goodway organisait un carrefour anarchiste à l’occasion des conférences nationales de l’atelier d’histoire, mais personne ne cherchait à collecter les communications en vue d’une publication.

Plus récemment, le groupe organisa une rencontre plus « ouverte » lors de la Foire londonienne du livre anarchiste. Ces cercles rassemblaient une quinzaine et parfois jusqu’à vingt-cinq personnes, et elles se déroulaient dans une ambiance beaucoup moins crispée que d’autres réunions anarchistes. Les sujets traités étaient très larges : on discutait d’anthropologie, de l’approche anarchiste des transports, de la science-fiction, du situationnisme, etc. Et cela se terminait par un repas dans un restaurant végétarien.

John Purkis, à partir du Groupe de recherche anarchiste, organisa aussi pendant quelque temps un « groupe » nordiste, ce qui permit d’équilibrer le poids du collectif de Londres. Celui-ci, l’Anarchist Research Group, était animé par David Goodway, qui se chargeait de trouver des orateurs et des salles. Il y a trois ans environ, ce travail fut repris par Karen Goaman, qui déjà assumait la transmission des informations sur les dates de réunion.

Ces diverses activités entraînèrent l’édition d’un Bulletin of Anarchist Research, dont le premier numéro fut publié par Richard Alexander ; les parutions suivantes se firent sous la responsabilité de Tom Cahill, et John Moore s’occupa des comptes rendus de livres. La publication commença avec six ou huit pages et grossit jusqu’à en avoir vingt-cinq.

Il n’y avait pas en fait d’équipe éditoriale. Tom Cahill aiguillonnait les collaborateurs pour obtenir leurs textes, travaillait parfois avec John Moore et consultait au besoin David Goodway.

Quand le besoin de changement se fit sentir dans le groupe (Cahill avait été présenté à Andrew Johnson, de la maison d’édition White Horse Press), ils décidèrent de reprendre la publication sous la forme d’une revue imprimée. Le dernier Bulletin of Anarchist Research, le nº 25, parut en automne 1991. Anarchist Studies était né, qui commençait son aventure, toujours sous la responsabilité de Cahill.

Un panorama de l’époque montre à quel point le projet était risqué. Sur le plan financier, sans doute, mais cela n’était pas nouveau, bien que le Bulletin eût commencé à devenir rentable, grâce surtout au soutien plus ou moins tacite du département d’études politiques de l’université de Lancaster où travaillait Cahill. Mais les écueils apparaissaient tant du côté de la production intellectuelle que de celui du lectorat. Comme une grande partie du mouvement anarchiste, les intellectuels de la mouvance doivent choisir entre la nage à contre-courant ou la perche tendue par le système, une vie ingrate ou le succès plus ou moins grand selon le degré des compromissions.

Depuis quelques décennies au moins, dans le monde universitaire britannique, comme dans celui de France d’ailleurs, la créativité gît dans un cercueil. Tout le monde est invité à fréquenter la crypte, où l’on admire ses reliques, et ensuite les bureaucrates de service s’efforcent de toucher les dividendes de la visite. Les contraintes de carrière — l’obligation de publier tous les ans, l’individualisme forcené, les luttes intestines d’un système bureaucratisé — engendrent des articles où le triomphalisme feutré de l’auteur rivalise avec la spécialisation bornée. En outre, le raz de marée du libéralisme se déploie sur un fond de scientisme positiviste. Méfiant à l’égard de tout ce qui ressemble à une activité théorique non « rentable », et donc d’une recherche à long terme, il ne connaît d’autre règle « scientifique » que la méthode : l’expérience et l’action sont les seules juges. Sage précaution, en effet, car toute réflexion risquerait de mettre à nu l’idéologie sous-jacente. L’Université n’est plus un piédestal vers la recherche mais une passoire du marché de l’emploi.

Ainsi peu, d’universitaires s’intéressent à l’anarchisme de façon consciente et avouée, et par ailleurs les historiens de Grande-Bretagne se passionnant davantage pour les cultures non anglaises n’examinent qu’avec une longue-vue les mouvements libertaires locaux. Le phénomène est d’ailleurs général : David Goodway estime que le monde anglophone ne compte guère plus de deux ou trois cents personnes intéressées par la recherche sur l’anarchisme, ce qui correspond à nos propres estimations.

Cette rareté des « spécialistes » apparaît dans le décalage qui existe entre le groupe éditorial présenté en couverture d’Anarchist Studies et l’équipe de rédaction. La première liste inclut des individus brillants et même prestigieux, mais ce sont surtout des prête-noms, et leur contribution est très occasionnelle. On peut s’en consoler relativement : sans doute, contrairement à certains de leurs collègues de renom, ils refusent d’envoyer des réécritures sans originalité de leurs travaux antérieurs. Il en résulte que la réflexion créative est presque toujours le fruit de marginaux. Faut-il rappeler que bien des penseurs du xixe siècle qui ont franchi l’épreuve du temps n’ont jamais été des universitaires, à commencer par Marx, Engels, Proudhon ou Bakounine.

Le travail concret de rédaction est l’œuvre d’une équipe composée d’anarchistes plus ou moins proches des milieux universitaires mais hors des institutions majeures comme Oxford, Cambridge, Lancaster, Londres, Durham ou York et, à quelques exceptions près, du corps des professeurs titulaires [1]. En font partie des personnes insérées dans les milieux de la « gauche libertaire », tel Carl Levi, spécialiste de l’anarchisme italien, qui a longtemps assumé la responsabilité de la section des comptes rendus de livres.

Malgré les diverses limitations et difficultés que nous venons d’évoquer, cette « zone autonome temporaire » représente une avancée importante par rapport au passé, qui n’avait connu que des universitaires isolés. Anarchist Studies, comme le souligne Sharif Gemie, est devenu un lieu de ralliement des rebelles de l’univers académique.

Le faible tirage de la revue reste néanmoins un handicap : il n’incite pas les sommités à y proposer leurs travaux, et le faible nombre de spécialistes d’un champ particulier de l’anarchisme — par exemple John Cage et ses compositions musicales — ne permet pas toujours d’obtenir des articles d’un niveau souhaitable. Mais là encore, il ne s’agit pas d’un obstacle insurmontable : qu’un article retienne soudain l’attention du grand public et des médias, qu’une authentique communauté internationale de chercheurs intéressés par l’anarchisme se mette en place — et en route — que des échanges et des rencontres reprennent, que les groupes militants initient des équipes de recherche, et le niveau d’une revue s’améliore.

Le lectorat potentiel d’Anarchist Studies tend à congédier le passé, notamment cette histoire sociale dont l’enseignement scolaire l’a déjà écarté. La discipline, qui a connu quelques années prestigieuses, traverse présentement une crise. Ceux qui se réfèrent à la lutte de classes font figure de marxistes attardés.

Il faut dire que les disciples de Marx ont souvent fait l’amalgame entre classe, conscience de classe et conscience révolutionnaire, et que leur entrisme dans tout mouvement émergent a contribué à saboter d’importants mouvements, qu’ils tendent alors à qualifier de « petit-bourgeois ». C’est le cas, par exemple, de la multitude d’expériences coopératives ou de la significative contestation lancée par des groupes musicaux sous l’emblème des Sex Pistols et, plus proche des anarchistes, le groupe Crass. La morgue de ces milieux universitaires a créé un profond hiatus avec des jeunes, aujourd’hui incurieux de l’histoire, qui ont été mis en garde contre toute velléité libertaire, et qui seraient souvent les premiers surpris si on les traitait d’anarchistes. En dépit de leurs pratiques, les liens théoriques ne sont pas faits.

À contre-courant d’un monde qui ne s’intéresse qu’au présent, les organisations explicitement anarchistes, elles, s’engagent dans le mouvement contemporain avec des schémas du passé. Les militants jugent l’actualité à travers le prisme des expériences historiques plutôt que par l’analyse de ses multiples et complexes dimensions ; le poids de convictions éthiques inoxydables, à l’abri de l’air du temps, incite à une vision dualiste de l’humanité, une diabolisation de l’adversaire, une fuite en avant dans l’intransigeance héroïco-révolutionnaire. Il n’est donc pas surprenant que les éditions libertaires publient des ouvrages remplis de suspicion pour tout phénomène nouveau et, le plus souvent, se contentent de réimprimer les « classiques ».

Ces multiples raisons font que la simple existence d’Anarchist Studies relève du miracle. Toute la question est de savoir si les miracles se répètent.

Au demeurant, la presse du mouvement compte de remarquables collaborateurs, recrutés dans les milieux les plus divers et qui sont ce que les Français appelaient jadis des « self-made-men », des gens qui ne doivent qu’à eux-mêmes leur réussite personnelle. L’exemple le plus lumineux, peut-être, est celui de Colin Ward, qui tient des chroniques régulières depuis des lustres. Ce personnage de tout premier plan a jeté des bases théoriques et concrètes pour un renouveau de l’urbanisme, de l’architecture ; il propose un regard neuf sur l’enfant, la rue, le quartier, les squatters, et même le jardin ; il a suscité un intérêt réel dans le grand public et touché un large auditoire. Aucun militant libertaire n’a pourtant cherché à poursuivre sa réflexion dans ces divers domaines.

Tout n’est pas noir cependant. Il existe d’excellentes revues comme Social Anarchism et Fifth Estate aux États-Unis, qui sont aussi lus en Grande-Bretagne, et dans ce pays paraît The Raven, précédé jadis par Anarchy. Mais The Raven va cesser sa publication, et cette presse de qualité ne correspond pas aux exigences académiques qui supposent que tout article, avant parution, soit examiné par un ou plusieurs experts reconnus, et que toute affirmation soit justifiée par des notes de bas de page.

Anarchist Studies a donc sa physionomie propre. Selon Tom Cahill, son premier éditeur, le choix se fixa sur un nom simple et clair, de manière à ce qu’il puisse être immédiatement compris par les bibliothécaires. Il s’agissait de s’assurer un soutien permanent par l’abonnement d’institutions culturelles.

Des efforts furent ainsi entrepris pour toucher les universités auxquelles participaient les divers rédacteurs. La croissance fut lente ; elle plafonne aujourd’hui à une quarantaine d’institutions dans le monde anglophone. Mais la revue n’a jamais touché la base ni surtout les jeunes intellectuels en mal d’un sujet de dissertation.

De plus, une publication de qualité a besoin d’un milieu nourricier. Anarchist Studies en est actuellement privé par suite d’une double disparition, celle du Groupe de recherche anarchiste qui, à l’origine, était relativement large et entretenait un feu intellectuel bien vivant, et celle des conférences annuelles du history workshop. Pourtant, bien des esprits progressistes étudient souvent des situations fort révélatrices de la mouvance libertaire.

Quant au militant de base, toujours soupçonneux lorsqu’il est en présence d’un intellectuel professionnel, il ne peut évidemment trouver dans une revue biannuelle une information sur l’actualité dans laquelle il est immergé. Il lui faut pour cela les journaux de parution plus fréquente.

La revue a ainsi continué, bon an mal an. En 1995, pour des raisons de santé, Tom Cahill a dû abandonner le travail éditorial, et celui-ci a été repris avec le volume IV de mars 1996 par Sharif Gemie. Celui-ci en conserve la responsabilité ; on peut le contacter par l’Internet à l’adresse sgemie@glam.ac.uk.

Spécialiste de l’histoire de France, chercheur universitaire très actif, Gemie n’est pas un nouveau venu. Il avait rencontré Cahill et Goodway dès 1986 et contribué au history workshop à partir de 1988.

La publication n’est plus soutenue par un collectif de discussion. Le besoin de reprendre l’œuvre commencée par David Goodway se fait sentir ; un bibliothécaire, Martyn Everett, associé depuis le début aux activités de l’Atelier de recherche anarchiste, va tenter de renouveler l’expérience.

Quel bilan peut-on tirer au seuil de la onzième année ?

Sur le plan de la publication, la revue a trouvé son rythme de croisière. Elle a connu un succès modéré mais a très vite plafonné dans ses ventes. Elle vient d’être reprise par une maison d’édition, Lawrence & Wishart, jadis spécialisée dans les publications communistes. On peut en consulter le site à www.l-w-bks.co.uk.

La publication sera ainsi présentée dans les stands de nombreuses librairies.

En ce qui concerne le contenu de la revue, chaque numéro, d’une centaine de pages, comprend actuellement quatre articles vedettes et, sous diverses rubriques, un nombre très important de comptes rendus.

Une partie notable des articles analyse le passé sous les angles actuels : l’écologie, la sexualité et l’amour libre, le féminisme, la culture des jeunes, les représentations anarchistes de l’avenir ; et l’on revoit certains des « classiques », tels Malatesta (qui exerça une influence peu reconnue dans les pays anglophones), Reclus, Max Stirner, Kropotkine, Tolstoï ou Paul Goodman. Des figures plus récentes, comme Wilhelm Reich, John Cage, Murray Bookchin ou Noam Chomsky, apparaissent aussi. Les articles s’intéressent aussi à des auteurs de tous les temps, étrangers au mouvement, comme Locke, Nietzsche, ou Habermas, Feyerabend ou même Maffesoli.

Les problématiques contemporaines sont également discutées. Le champ d’observation ne se limite pas à l’étude de l’anarchisme, mais embrasse heureusement des questions plus larges : le post-structuralisme, l’urbanisme, le développement durable, l’Internet, le municipalisme ; une discussion avec Murray Bookchin, l’écologiste américain, se poursuit dans plusieurs numéros, témoignant de son impact en Grande-Bretagne. Les études de la musique et surtout de l’art reçoivent une place honorable. Mais ce sont surtout les résumés critiques et les comptes rendus de livres qui cernent l’actualité.

La revue s’est intéressée aussi à divers pays (la Corée, l’Allemagne, la France, le Japon, la Chine, à l’Europe de l’Est, à l’Amazonie), et plus récemment aux sociétés musulmanes, bref dans une perspective qui est loin d’être insulaire même si elle n’a encore que timidement approché les questions urgentes de politique internationale. Mieux encore, elle voit de plus en plus collaborer des auteurs s’exprimant dans d’autres langues. Elle a ainsi publié des traductions de Pierre Bourdieu — une interview parue dans Le Monde libertaire — et d’anarchistes espagnols et turcs.

Les illustrations de couverture font de plus en plus appel, avec bonheur, aux artistes contemporains. La reprise de la revue par un éditeur bien connu peut lui donner un nouvel essor. Si le poids écrasant de la culture dominante contraint la pensée libertaire à reconstruire son passé pour chaque génération et à procéder à l’auto-évaluation de ses concepts, Anarchist Studies joue bien ce rôle. Mais pour aborder les temps présents, il lui faut de l’audace, toujours plus d’audace !

À l’heure où l’anglais devient omniprésent, on peut souhaiter que les chercheurs appartenant aux autres familles linguistiques entreprennent, peut-être par cette revue, de se faire connaître aux lecteurs anglophones. Si des pays du tiers-monde n’hésitent pas à traduire ce qui paraît ailleurs, il est surprenant que les médias libertaires d’un mode d’expression aussi répandu que l’anglais ne réussissent pas à en faire autant. Néanmoins, chaque peuple et chaque langue possèdent leur dynamique propre, et l’apport extérieur, si précieux soit-il, ne saurait se substituer à celui du monde anglophone.

Quoi qu’il en soit, Anarchist Studies fait mieux que d’avoir le mérite d’exister. Elle interroge. D’autres revues, dans d’autres langues, pourraient entreprendre un dialogue. Le caractère international de l’anarchisme doit aussi apparaître parmi ses intellectuels.

Ronald Creagh


[1Il y eut cependant à un moment donné quelqu’un de York, et aussi des participants de Londres.