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Espagne 1936

De l’inutilité des héros

Le jeudi 6 février 2003.

Nestor Romero a écrit Los Incontrolados, chronique de la Columna de hierro [1] dans les années soixante-dix, après « avoir baigné depuis l’enfance dans la profusion de récits et d’anecdotes racontées à la table familiale ». Utilisant des témoignages directs et les archives personnelles de son père, il aborde, une fois de plus, la question de la participation des anarchistes au pouvoir d’État, la contradiction, si souvent soulignée, entre les principes libertaires de l’« Organisation » (la CNT-FAI) et sa pratique de compromis. Il le fait de façon originale. Laissant de côté la politique des dirigeants, Romero s’attache à comprendre comment se sont posés les problèmes de pouvoir à la base, au sein des collectifs militants. L’objet d’étude de l’auteur est la colonne de Fer — dite Los Incontrolados — milice de la CNT créée les premiers jours du soulèvement révolutionnaire à Valence par un noyau de militants. La renommée de cette milice — devenue une des icônes anarchistes de la Révolution espagnole au même titre que la colonne Durruti et Durruti lui-même — vient avant tout du fait qu’elle intègre dans ses rangs des prisonniers de droit commun libérés d’un pénitencier local. Plus tard, la colonne de Fer se trouvera parmi les plus intransigeants opposants à la militarisation des milices par le gouvernement républicain [2].

Évitant l’approche idéologique qui juge la réalité sociale selon les schémas politiques, Romero part du fonctionnement contradictoire du quotidien. Il croise des souvenirs et documents d’époque avec la réflexion politique. On est ici loin d’une vision simpliste d’une « base » pure qui s’opposerait aux chefs [3]. Car c’est à la « base », tout d’abord, y compris chez les « Incontrolados », que le partage du pouvoir s’est peu à peu installé. Dans le décalage créé, tout naturellement, entre la « masse » des militants et les personnalités les plus respectées, les plus actives et mieux formées politiquement. Ce fut aussi sur le respect de ces valeurs éthiques (intégrité et formation politique), que s’est bâtie la confiance entre les militants et les miliciens. Confiance mutuelle qu’ils opposèrent passionnément à l’idée de discipline militaire. Romero rappelle que « toute la structure fédéraliste et de démocratie directe des organisations anarchistes espagnoles concourrait à contrecarrer la tendance productrice de dirigeants » (p. 58). Cette structure se voulait une barrière à la bureaucratisation. Toutefois, avec la guerre, cet équilibre « fut rompu au profit d’une vague déferlante de culte de la personnalité ». Le respect des personnalités à charge charismatique alimenta l’idolâtrie propagée par les organes et la presse de l’Organisation. Le cas de Durruti est le plus connu. Les louanges à l’intransigeance révolutionnaire et le martyrologue anarchiste ont ainsi servi, dès ce moment-là, à masquer la capitulation de l’Organisation par rapport aux principes du communisme libertaire. Le compromis avec le pouvoir d’État apparaît comme un résultat pervers du respect des leaders. « Ainsi, personnalisation et donc bureaucratisation de l’organisation, conjuguée à un conformisme idéologique d’autant plus marqué que s’y confondent les deux composantes, syndicale et anarchiste, constituent l’échelon décisif sur lequel prend appui la CNT, en juillet, dans son ascension vers le pouvoir. » (p. 55)

Si Romero met l’accent critique sur cette personnalisation du pouvoir au sein de la CNT, il n’oublie pas le rôle joué par les valeurs conformistes. « S’il est vrai que la sexualité, plus que tout autre comportement, est révélatrice de l’état idéologique d’un groupe humain, indéniablement, c’est le puritanisme qui caractérise particulièrement le mouvement libertaire espagnol en 1936. » (p. 90). Et il dédie un chapitre particulièrement intéressant à ce thème. Malgré l’opposition de quelques collectifs (dont Mujeres Libres), la famille, le mariage « civil », la répression du désir sexuel, seront mythifiés dans un univers masculin. Aboutissant à un « moralisme exacerbé » (p. 90) où l’image de la femme et de la sexualité est sublimée dans celle de la mère.

Il y a, enfin, le débat sur la guerre. Question essentielle qui, à l’époque, renvoyait à celle du devenir de la révolution sociale dans l’affrontement capitaliste entre République et fascisme. Les dirigeants de la CNT-FAI évoquèrent souvent les « circonstances historiques », la guerre, pour justifier leur participation au gouvernement. En parfaite similitude avec les discours tactiques de type marxiste orthodoxe. Or, comme écrivait un « incontrolado » dans le journal de la colonne de Fer, Linea de fuego : « Nous nous sommes retrouvés transigeants quand il fallait faire preuve d’une intransigeance absolue. » (p. 73). Et d’ajouter, « la question de la guerre n’est pas celle qui nous a déterminés à consentir le "sacrifice" de la participation aux responsabilités gouvernementales. […] C’est au contraire dans la position (de participation) gouvernementale que se trouve le danger permanent » (p. 75). Une stratégie de guérilla sociale — qui devrait être menée y compris dans les zones contrôlées par les fascistes — fut alors défendue par des franges radicales au sein de la CNT. Elle se voulait une alternative à la guerre classique, affrontement par essence capitaliste. Pour Romero, « si l’organisation d’une guérilla par les anarchistes fut peu évoquée au niveau des instances dirigeantes du mouvement […], elle fut dans les faits mise en pratique dès le début de la guerre, sur le terrain même » (p. 71). « Peut-être, une telle forme de lutte n’aurait-elle rien changé au résultat de la guerre. Par contre, elle aurait sans doute considérablement changé la position des libertaires dans le camp "loyaliste". En un mot, elle aurait sauvegardé leur personnalité et la spécificité de leurs conceptions. » (p. 77)

Les miliciens de la colonne de Fer n’ont jamais cessé de lier la lutte sur le front avec la lutte sociale à l’arrière. Ils descendaient souvent des tranchées de Terruel pour imposer l’épuration révolutionnaire à Valence, exproprier la bourgeoisie, reprendre les armes neuves livrées à la police de la République, brûler les fiches de police et les registres de propriété. Accusés d’infantilisme, voire de banditisme, « los Incontrolados » se trouvèrent sous le feu des mercenaires staliniens de la République. Au nom des nécessités historiques, les leaders de la CNT-FAI, une fois de plus, ont laissé faire.

Les livres sur l’Histoire comptent dès lors qu’ils sont capables de ramener le passé au présent. En rupture avec toute la littérature libertaire à tonalité héroïque et romantique, le livre de Nestor Romero vient, à sa façon, compléter celui de Vernon Richards, Enseignement de la révolution espagnole [4]. Ce n’est pas peu dire.

Charles Reeve


[1Nestor Romero, Los Incontrolados, chronique de la colonne de Fer (Espagne 1936-37), Acratie, 1997, 192 p., 20 euros. Un point noir pour l’éditeur, la très mauvaise qualité du façonnage du livre.

[2On peut aussi lire Abel Paz, Chronique passionnée de la colonne de Fer, Paris, Nautilus, 2002, 360 p., 17 euros.

[3Contre les récits mythiques, l’auteur rappelle que Los Incontrolados ont sélectionné les droits communs qui se sont intégrés dans la colonne, excluant entre autres ceux connus comme « mouchards ». On les comprend…

[410/18, Paris, 1975, réédition chez Acratie, 2000.