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Quelle intervention syndicale pour les anarchistes

Le jeudi 30 janvier 2003.

L’organisation syndicale représente pour les anarchistes un outil de choix pour leur intervention dans les luttes sociales. Celle-ci, en tant qu’organe de classe, regroupant les travailleurs et les travailleuses sur la base de leurs intérêts socio-économiques, est l’un des lieux où, historiquement, la perspective anarchiste (en terme de méthodes d’action, de forme d’organisation) a pu trouver le plus d’écho. Mais la dérive réformiste et bureaucratique de la CGT, rompant pour une part avec ses perspectives de classe, depuis un siècle, et le développement d’appendices scissionnistes non moins bureaucratisées (FO), voire carrément versés dans la collaboration de classe (CFDT, FO de plus en plus), pose aujourd’hui — à l’heure ou la recomposition syndicale, du fait de ces évolutions, est à son apogée — la question de la démarche syndicale militante anarchiste. L’émergence de syndicats de lutte comme SUD, qui n’a pas rompu avec une perspective délégataire (permanents, participation systématique aux élections professionnelles), mais surtout de la CNT comme organisation syndicaliste révolutionnaire et anarchosyndicaliste contribue à complexifier cette question.

Il existe, à mon sens, deux types de modalités valables pour une intervention sur des principes libertaires dans le monde du travail au travers du syndicalisme.

Développer le syndicalisme de base

La première, c’est le syndicalisme de base au sein des organisations syndicales réformistes. Il s’agit de développer dans le cadre des sections d’entreprise des pratiques anarchosyndicalistes : démarche de construction collective partant de la réalité syndicale, pratique de l’action directe, contrôle et révocabilité des mandats, refus de l’attitude délégataire par la rotation des tâches. Il faut, par le développement de la formation, briser la spécialisation qui oppose militant(e)s syndicalistes et syndiqué(e)s. Il ne s’agit pas d’une pratique de fraction (tel que savent bien le faire les organisations trotskistes, type LCR) qui ne saurait être à mon sens acceptable dans une perspective anarchiste. C’est-à-dire qu’il n’est pas question pour les militant(e)s anarchistes de rechercher des postes de pouvoir au sein des syndicats. La mesure de l’influence des idées et pratiques anarchistes se fait par leur usage effectif et non par la présence des militant(e)s anarchistes dans l’appareil, ce qui n’a la plupart du temps comme résultat que de décrédibiliser ceux-ci. Nous savons que ce sont les effets de structure (État, bureaucratie, autoritarisme, culture d’organisation, patriarcat) qui créent les dérives plutôt que le caractère crapuleux ou non de tel ou tel individu. C’est en cela que l’on peux expliquer que nombre de militants révolutionnaires sincères sont devenus ou peuvent devenir des bureaucrates finis ou exercer des postes de pouvoir, comme l’ont montré de nombreuses expériences historiques. Dès lors, c’est dans le fonctionnement collectif et ses modalités que l’on se donne des garanties en terme de démocratie directe et de contrôle par la base. Les anarchistes qui fustigent les positions de pouvoir et les positions bureaucratiques hors des syndicats et qui, au sein de ces organisations, oublient la question de la révocabilité des mandats, de la rotation des tâches, qui occupent des positions de pouvoir sans ces garanties, qui se font payer pour militer (permanents), en oubliant par cela qu’ils renforcent l’attitude délégataire, devraient se poser quelques questions. L’organisation syndicale est-elle un monde à part ? Elle ne saurait l’être en ce qui concerne la pratique démocratique directe et fédéraliste. Le caractère pédagogique des luttes se résume, pour des militants anarchistes révolutionnaires, à deux choses : qu’elles soient des espaces d’auto-organisation et de mise en pratique de la démocratie directe, et qu’elles soient porteuses (ou que nous y valorisions) de revendications de rupture, celles qui portent la critique en acte des systèmes capitaliste, étatiste et patriarcal, celles qui permettent une prise de conscience par les opprimé(e)s (pour le syndicalisme, une prise de conscience de classe, etc.), de la nécessaire remise en question de la globalité de ces systèmes et du lien étroit entre leur sort, leurs situations concrètes, économiques, politiques et sociales et des systèmes de domination. C’est cela et rien d’autre (pratique de la démocratie directe, de l’action directe, perspective de rupture et révolutionnaire) qui fonde le caractère anarchiste d’une intervention dans les luttes sociales. C’est cette perspective qui permet d’appréhender le lien entre luttes sociales actuelles et développement d’un mouvement et de perspectives révolutionnaires libertaires, c’est-à-dire qui ne soient pas le fait d’une avant-garde mais qui transforment les rapports sociaux par une participation de masse des populations à la pratique et à l’élaboration politique (refus de la domination et de la pratique délégataire dans les champs politiques économiques et sociaux).

Non aux élections professionnelles

La critique reste valable également pour les élections professionnelles : l’absence de démocratie que nous évoquons quant à la « démocratie » représentative est valable pour le champ de la prétendue « démocratie sociale » évoquée par les gouvernements comme par le Medef. Notre critique découle dans le champ politique des deux éléments que sont l’absence de contrôle des mandats de révocabilité, de vote sur des gens et non sur des perspectives politique, d’une part, et, d’autre part, le marché de dupe que constitue le terme de « démocratie » appliquée dans le cadre d’une société capitaliste et patriarcale où les rapports de classes et les rapports de genre, bref la dissymétrie des rapports sociaux, implique dans les faits l’impossibilité de donner une image réelle du concret, car la démocratie vraie ne saurait exister que dans le cadre de l’égalité économique, politique et sociale.

Qu’y a-t-il de différent dans le monde du travail. Ces deux éléments de critique s’y appliquent ? Dès lors, rien ne justifie la participation aux élections professionnelles. Appelons à leur boycott, sauf en cas de répression anti-syndicale et dans des cas strictement contrôlés, dans le but de préserver les militant(e)s. Elles permettent d’avoir des infos disent certains. Certes, mais à quel prix ? Reste la question de la représentativité. Avons-nous oublié que nous dénions au gouvernement le droit de légiférer sur les formes que prend ou doit prendre l’organisation de la défense des intérêts des classes opprimées ? Luttons pour l’abrogation des lois iniques qui réglementent la représentativité des organisations syndicales sur des critères fallacieux. Substituons à la représentativité le rapport de force réel.

Diffuser l’information

Imposons le respect des statuts, c’est-à-dire du fédéralisme. Si donc, à mon sens, l’intervention au sein des organisations syndicales réformistes se défend, justifiée par leur caractère de masse, elle se défend parce qu’elle reste dans le cadre d’un syndicalisme de base, qui refuse les pratiques de fraction et la cogestion des syndicats avec les bureaucraties réformistes. « Monter » dans ces syndicats, en l’absence d’une réelle démocratie interne, signifie à terme l’intégration, la déconnexion d’avec la « base » et ses réalités sociales, la perte de l’identité et du respect des pratiques libertaires. Reste que dans la plupart des confédérations, le double fédéralisme et la notion de contrôle des mandats existent dans les statuts. Il faut donc lutter pour les faire appliquer, ce que font de nombreux militants libertaires dans les syndicats. Reste à favoriser les convergences à la base sur des perspectives possible de rupture, à regrouper les sections les plus combatives en tissant des réseaux intersyndicaux, car la non-diffusion de l’information joue un rôle important dans la bureaucratisation et son auto-entretien. C’est à cela que travaille par exemple la Lettre des militant(e)s syndicalistes libertaires par exemple, ou (sur des bases plus larges que l’identité libertaire) l’École émancipée dans l’éducation. C’est à cela que pourrait travailler des collectifs syndicalistes sur le modèle des Cobas italiens.

Construire la CNT

Enfin, le deuxième type d’intervention anarchiste dans les syndicats peut se faire au sein de l’organisation syndicale anarchosyndicaliste et syndicaliste révolutionnaire, la CNT. Il s’agit de développer sur les lieux de travail un syndicalisme d’action directe, visible comme tel, sans passer par le cadre d’un syndicat réformiste. C’est un travail de longue haleine, qui se heurte souvent à la contestation de la représentativité, contestée tant par le patronat que par certains autres syndicats (voir le procès patrons-CFDT contre la CNT La Redoute). Mais ce qui importe fondamentalement c’est la « représentativité » réelle auprès des salariés, c’est-à-dire leur reconnaissance, la représentativité légale étant certes importante, mais beaucoup moins. Si celle-ci est encore à la mesure de la petite taille du syndicat, elle ne cesse de se développer là où la CNT est présente, notamment dans les secteurs les plus précaires comme le prouve la syndicalisation de six McDo parisiens à la CNT et le développement du syndicat du nettoyage, la présence de la CNT auprès des précaires dans l’éducation nationale, le développement du syndicat du bâtiment, etc. Gage d’un avenir encourageant, si la CNT garde le cap, notamment en ce qui concerne les élections professionnelles, qui sont un élément essentiel de la bureaucratisation du syndicalisme et de sa conséquence visible, l’inversement du rapport de force de classe du fait de l’évolution vers une pratique qui privilégie le virtuel (négociation sans rapport de force, encartage, militantisme payé) au réel (développement d’une pratique collective, action directe).

La CNT est un outil indispensable dans la recomposition du syndicalisme, et peut jouer le rôle (elle le joue déjà en partie dans certains secteurs) de point de mire sur le chemin de la recomposition d’une confédération qui pratique le syndicalisme d’action directe, syndicalisme révolutionnaire ou anarchosyndicaliste. Les anarchistes ont toutes les raisons de favoriser cette émergence. Les anarchistes ont toutes les raisons de continuer à s’investir dans les syndicats ou s’ils ne l’ont pas fait déjà, de faire le choix de s’y investir, car ceux-ci sont un lieu de diffusion de pratiques d’auto-organisation et de pratiques d’action et de gestion directe. Nombreux sont les camarades qui sont éparpillés. Nous gagnerions à développer des moyens de faire circuler les informations, comme Militants syndicalistes libertaires, nous gagnerions à donner une visibilité à ces pratiques, mais sans entrer dans une logique fractionniste, en s’adressant à l’ensemble des travailleurs et travailleuses, en activité ou non, qui partagent cette perspective sans forcément s’attacher à l’étiquette qui en l’occurrence importe peu si les pratiques suivent.

Sam


Sam est militant du groupe Durruti de la FA et de la CNT-Éducation à Lyon.