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Cinéma

Entretien avec Lucas Belvaux

Le jeudi 30 janvier 2003.

Heike Hurst : Quelle était ton idée de départ ?

Lucas Belvaux : Ce projet, c’est à la fois un film sur trois couples et trois films sur six personnages… ce sont des trajectoires qui se croisent. L’idée de départ, c’était de prendre des personnages secondaires et d’en faire des personnages principaux. Je suis extrêmement content, c’est une espèce de ravissement de l’avoir fait. Ce travail m’a pris huit ans : puis six mois de tournage, neuf mois de postproduction, en tout, dix ans de ma vie !

Heike Hurst : dans Cavale, ce terroriste, gauchiste radical, il sort d’où ?

Lucas Belvaux : En fait, le groupe le plus proche, ce serait Action directe, branche lyonnaise. Encore une fois, ce personnage ne représente que lui-même. Il est plus dans une logique sectaire que dans une logique politique. Il est dans une révolte absolue et non dans une logique de construction.

Heike Hurst : Vous montrez l’échec d’un groupuscule ?

Lucas Belvaux : C’est l’échec d’une société tout entière qui a généré ça. C’est l’échec de la société du premier couple de la comédie bourgeoise, intitulée Un couple épatant. Le deuxième film, Cavale, raconte l’échec de ce qui a été la réaction à cette société. Et le troisième, Après la vie, l’échec de cette même société. Ce dernier, le mélo, c’est ce qu’il y a de plus intime, ce qui nous relie au plus profond. Ce que je voulais raconter, c’est qu’on peut être extrêmement violent, extrêmement dur, très clivé dans sa tête et dans son discours et, en même temps, être un être humain aimable, digne d’amour, d’affection et de respect. Après la vie, profite, forcément, des deux autres films. Le récit y est beaucoup plus libre, les personnages peuvent être plus complexes, car ce qui est purement du récit, on l’a raconté avant.

Heike Hurst : Une sorte de leçon ? Que le spectateur ne se cantonne pas dans le cliché « sale flic » ?

Lucas Belvaux : C’est une façon de voir les choses, je suis aussi comme ça. On rencontre quelqu’un, dans une soirée, dans un repas, dans un bistrot, on se dit quel crétin celui-là, on ne sait pas ce qu’il vit, et voilà, les destins se croisent sans rien échanger. Avec les trois films, on peut avoir cette idée d’échange permanent, nécessaire et indispensable dont on se prive très souvent. Pour en revenir au policier, ce n’est pas un hasard que ce soit un personnage du troisième film. Je pense que sa position de policier donne un regard extrêmement large sur les choses et extrêmement précis sur la complexité et les paradoxes d’une société.

Heike Hurst : Le rôle des polices parallèles ou barbouzes ?

Lucas Belvaux : Ce n’est pas une police parallèle, ce sont des voyous. À partir du moment où les gens ont des armes, ce sont les armes qui parlent, ce ne sont plus les gens. Nous sommes dans un monde où les politiques qui devraient diriger le monde ne sont plus des politiques. L’économie officielle qui nous dirige n’est pas très éloignée des économies souterraines, des trafics d’argent sale par exemple. En fait, ce qui devrait être une démocratie, ce qu’on nous présente comme des États démocratiques sont des États qui le sont de moins en moins. À terme, c’est effectivement la loi des armes et la loi du plus fort.

Heike Hurst : Vous créez une fascination pour le personnage principal de Cavale…

Lucas Belvaux : Oui, il est très armé, il sait faire des papiers d’identité, des fausses plaques, ce qui ne demande pas des capacités particulières. Mais il est très seul et il a beau savoir faire tout cela, ça ne mène à rien. Ce qui est vraiment fascinant à interroger, c’est la personne qui arrive à faire lever les foules. Ce n’est pas celui qui sait se servir d’une arme. Le principe d’une arme, c’est que n’importe quel crétin sait s’en servir. Il suffit de voir une armée. On ne demande pas aux soldats d’être particulièrement intelligents. Ce qui m’inquiète, finalement, c’est à quel point son discours trouve un écho aujourd’hui. Quand je l’ai écrit, je sais qu’on peut avoir une certaine empathie… parce qu’il est seul. Ce qu’il dit n’est pas complètement absurde, c’est ce qu’on pense le matin quand on écoute les informations. En même temps, les moyens mis en œuvre sont extrêmement dangereux.

Heike Hurst : Vous le faites mourir, l’arme à la main !

Lucas Belvaux : Il meurt. C’est ce que je voulais faire, qu’il meure comme un homme et pas comme un voyou. Avec tous les personnages, j’ai essayé qu’ils aient une fin digne. Ce n’est pas la plus heureuse, ce n’est pas la pire non plus. Je ne lui refuse pas une sorte de compassion, il y a droit, le spectateur aussi. Et puis il y a le côté symbolique de la chose, l’idée de glaciation. C’est une disparition plus qu’une mort.

Heike Hurst : Ce que vous dites sur la drogue, est impressionnant…

Lucas Belvaux : C’est un couple très paradoxal, le film s’appelle Après la vie parce qu’il y a aussi quelque chose de morbide dans leur relation. C’est un couple qui ne vit plus. Chacun survit grâce à l’autre. C’est l’histoire d’une reconstruction. Autant le film précédent, c’est la fin d’une époque, d’une idée, d’une utopie, celui-ci, c’est la renaissance de deux individus.

À la fin, ils s’en sortent, c’est à la fois leur grandeur, leur beauté et ce qu’ils ont de dérisoire. Il n’y a rien d’autre que la condition d’être humain. En France, une espèce d’hypocrisie absolue règne par rapport à la drogue. On ne peut même pas parler de la dépénalisation, c’est extrêmement frileux, il faudrait parler de légalisation. Si on la vendait en pharmacie, ça poserait dix fois moins de problèmes que ce qu’on vit maintenant. Il y a eu des expériences, en Suisse et en Hollande, et la distribution de la drogue a permis de resocialiser un tas de gens et de leur éviter des maladies.

Quand on sait avec quoi les gens se shootent ou ce qu’ils sniffent, c’est invraisemblable. L’héroïne qu’on trouve à Paris est coupée à 95 % avec de l’Ajax, avec du plâtre, avec n’importe quoi. Tout le monde s’en fout, sous prétexte que c’est la marge. C’est aberrant, c’est un déni d’humanité absolu. J’avais aussi envie de parler de ça. Ce n’est pas un film sur la drogue, c’est un film sur le manque et sur la souffrance. Est-ce qu’on a le droit de faire souffrir les gens ?