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Faussaires du genre humain

Le jeudi 30 janvier 2003.

Rêver, disent-ils ; donnons-leur du rêve, disent les maîtres des lieux ; oui, donnez-nous du rêve, implorerait l’émoustillé Pipol (« people », « les gens », le public) — et le Réel s’efface dans l’embrouille des discours, l’embrouillamini des images, et bandes organisées, financières, politiques, culturelles, médiatiques, de poursuivre à l’enseigne d’une « transparence » rigolarde grotesquement voilée leurs realpolitikardes et redoutables manipulations, croupiers raflant à grasses râtelées les mises, comme cela se voit, aveuglément, comme cela se sait, indubitablement.

L’aman ou la manne

Sous le titre « Jusqu’où, jusqu’à quand ? », un récent numéro du Monde libertaire (nº 1297, 14-20 novembre 2002) évoquait les « cumuls mafieux » qui régissent l’organisation et la distribution des pouvoirs à la télévision (et ailleurs, pour sûr), marquées par la voracité des « possédants » (producteurs-animateurs-présentateurs au service des donneurs d’ordre et de manne) fonctionnant désormais en circuits fermés, afin que nul outsider ne puisse leur disputer la moindre parcelle de leur pouvoir-profit.

Or, justement, en quête d’un premier « signe fort » annonçant la couleur de l’an neuf, on ne pouvait rêver mieux, comme illustration, icône et symbole saisissants et spectaculaires de la concentration forcenée et obscène de tous les pouvoirs entre les mains de groupes organisés, que l’exhibition sur France 2, pour la soirée réveillonesque, d’un quarteron de vedettes médiatiques figurant avec modestie, morgue et sans vergogne l’équivalent d’une « bande des 4 » : quatre producteurs-animateurs qui se partagent une part énorme du « champ » (gâteau) télévisuel public, soit, confraternellement lancés relancés par l’incontournable spécialiste des lancements tous azimuts, porte-avions inclus, Michel Drucker, ses incontournables compères Thierry Ardisson, Jean-Luc Delarue, Laurent Ruquier. Aurait pu, avec autres, manquer à l’appel, pour cette mise en Cène d’incontournables, le cacodylique Marc-Olivier Fogiel — si « Michel » ne s’était empressé d’expectorer de son micro phallique le nom du « Marco » en question, perche tendue au hargneux Ardisson pour qu’il donne l’« aman » (le pardon — bonne manière de conserver la manne entre soi) au jeune loup qui voulut, gémit « Thierry », singer hardi son tee-shirt, sa lippe en pot ou sa brosse à dent et à reluire. La tête de l’année est, comme on sait, tapissée d’embrassades, « bisous », fêtes dans le monde (sous protection policière) comme s’en louèrent en alleluias les chaînes, mais comme en témoigna surtout, petite échelle, l’émouvant bisou-bis que « Jean-Luc » — ah ! cette spontanée torsion des cervicales, à vous faire monter les larmes aux yeux — replaqua sur la joue à « Michel ».

D’un rire jaunâtre

Pourquoi, hors l’appât des primes (bénéfice primaire), un tel carré d’as jouant les chevaliers recasés en table ronde ? Voici, bien en évidence, le bénéfice secondaire : on se congratule, on s’envoie bisous et fleurs, on s’admire et se mire l’un dans l’autre en composant ces bouquets qu’on nomme « best of », où chacun se voit se revoit comme étant le « best », le meilleur — jeu de miroirs narcissiques et cloniques, rompu, pour éviter l’« assez ! », par quelques prestations de stars qu’au signal « on applaudit bien fort ! ». Mais voyez comme l’image est rusée, retorse : des reflets puissance quatre, cela donne du reflet de reflet de reflet, cela fait brouillard, nébuleuse, nuée, vent, vide ; et, eux accoutumés à interpeller, titiller, harceler, couper, coller, griller, du haut ou bas de leur Olympe, d’humbles ou notoires « invités », voici nos « pros » qui laissent l’impression diffuse d’un guindé serrement de fesses ; ah oui, pour rire ils rient à pleine denture, le métier veut ça — mais d’un rire résonnant jaunâtre.

Ils perdent du coup le bénéfice tertiaire escompté de l’opération « Réveillon », avec son compte à rebours destiné, 0 rebondissant sur 3, à allumer les foules. Il faut croire qu’à la longue on se lasse de faire le Maître Jacques, le Monsieur Loyal, de mimer chef d’orchestre ou de salle, de servir le brouet, annoncer, interroger, commenter, promotionner, flagorner les autres — qui demeurent, « en fait », les « vraies » vedettes, surtout si elles sont vraies. Frustration profonde, que ne parviennent à réduire ni la gloriole du « m’as-tu vu » toujours recommencé, ni la posture d’agressivité, cynisme, mépris ou, plus rare, réelle estime à l’égard des autres — comment la surmonter ou compenser, sinon en occupant à son tour la place de l’autre, en s’érigeant soi-même vedette invitée louangée ? On peut, pour cela, jouer, hors du cercle, sa chance à la chansonnette, à la dansette, à l’amusette, à la littératurette — mais cela demande un peu plus de désir et pas mal de travail et d’abnégation (oh !). Or, time is money, ils le savent mieux que personne, et calculé à la seconde près. Le mieux, le plus rapide, le plus sûr, est donc de s’inviter mutuellement, à toute occase. D’où le coup du Réveillon : quatre coups d’un seul. Pli pris, on n’y coupera plus — et le jour viendra, déjà se lève, où, se ménageant, principe de précaution, une petite réserve d’invités et assistants maison, alignant une ou deux rangées de spectateurs-potiches, les producteurs-animateurs-présentateurs se produiront s’animeront se présenteront l’un l’autre en faisant de leurs propres émissions la matière d’autres et mêmes émissions. Avatar du mythique Ouroboros qui se mord la queue (se nourrit de soi, se féconde lui-même), voici venu le temps de la télé « à la mords-nous le nœud ».

Industrie du faux

La personne des pros ici désignés importe peu. Importe en revanche, au plus haut point, l’entreprise dont ils sont les relais, bénéficiaires, agents zélés et maîtres-d’œuvre : entreprise d’abêtissement, décervelage, dégradation et pollution de l’imaginaire (marée rose d’images déposant leurs galettes d’insanités), de l’émotion (larmoiements, bisouillis, pathos) et de la pensée (deux mots pour tout savoir sur tout) dont il y a peu d’équivalent — sauf à invoquer l’assommoir psychique (physique aussi) typique des régimes totalitaires décrits par Orwell dans 1984, si actuel que « Big Brother » — lui-même, pour vous servir — aujourd’hui trône à la télévision. Entreprise totalitaire : elle prétend couvrir tout le champ des réalités et créations humaines — livres, films, pensées, arts, société, politique, sciences, religions, existences, traités de manière telle que leur substance intime, le labeur réel, individuel et collectif, qui les sous-tend, les nécessités vitales auxquels ils répondent, sont mis au rancart, submergés par les flux de vulgarités, frivolités, vannes et vanités, mercantilismes, aplatissements, obscénités, etc. À l’image de ces entreprises asiatiques qui fabriquent et exportent des copies et faux en tous genres, la machine télévisuelle, mettant le grappin sur l’entière condition humaine, fonctionne massivement comme industrie du faux — le tragique étant que c’est le genre humain comme tel que les faussaires manipulent et traficotent.

Roger Dadoun