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Quand le sécuritaire escamote le social

Le jeudi 9 janvier 2003.

Le projet de LSI, les Lois sur la sécurité quotidienne (LSQ) et la loi Perben sont un « tournant sécuritaire » censé répondre pour partie aux abstentionnistes et à une majorité des électeurs qui ont porté leurs suffrages sur Jean-Marie Le Pen au premier tour de la présidentielle. En effet durant cette campagne le RPR, rejoint par le PS, s’est efforcé de récupérer le sentiment de vulnérabilité qu’a suscité, dans de large frange du salariat, la généralisation de l’insécurité sociale générée par vingt ans de politique libérale et capitaliste : la précarisation de l’emploi et la précarisation au travail, dans l’entreprise, avec l’accroissement de la flexibilité et l’intensification au travail, ont rendu vulnérables des couches salariales de plus en plus nombreuses jusque dans la fonction publique [1]. Parce qu’aucune force politique nationalement visible n’a pu ou su définir cette insécurité sociale et se mobiliser contre elle, et parce qu’une telle insécurité s’inscrit quasi physiquement dans la corps et mentalement dans l’esprit de nombre de travailleurs, de travailleuses et de précaires, sous forme de tension et de danger, la perception de ces menaces, avec l’aide d’une surmédiatisation au moyen de la presse écrite, radiophonique et télévisuelle, s’est déplacée vers la minorité des bandes de jeunes délinquants des banlieues des grandes villes, et a pris la forme d’une insécurité physique. Il est vrai que dans le même temps, l’extension de la vulnérabilité sociale a favorisé la montée de la petite délinquance ce qui a « donné corps » et a « confirmé » cette insécurité physique. Alors, les partis classiques de la politique française responsables de l’insécurité sociale, ont entrepris, dans un but bassement électoraliste, d’utiliser l’insécurité physique.

La politique sécuritaire se donne dès lors comme un substitut illusoire et malsain à la politique sociale qu’aucun de ces partis ne veut mener. C’est probablement ce qui a provoqué la rapidité avec laquelle ont agi le gouvernement Raffarin, Sarkozy, Perben et l’UMP. Ils ont donc décidé plus de moyen pour l’Intérieur et le Justice, cette politique leur coûtera toujours moins cher qu’une politique de lutte contre l’insécurité sociale que la droite ne peut pas se permettre car elle lui aliène ses soutiens traditionnels les patrons et le Medef « tenu » par sa fraction la plus ultralibérale, le lobby des assureurs, ou bien elle passerait par des mesures qu’elle juge coûteuses, telles que celles initiées à l’époque par Gilles de Robin et sa loi de réduction du temps de travail. Or le gouvernement Raffarin incarne, avec son libéralisme de plomb et son conservatisme, un néothatchérisme Il ne peut même pas se représenter une redistribution autre qu’en direction des hauts revenus, comme en témoignent d’une part sa politique fiscale, d’autre part son refus d’augmenter le SMIC. Le vote de la loi Perben est là pour satisfaire les exigence d’une certaine « clientèle » policière et judiciaire de droite comme le démontre en particulier la mobilisation du Syndicat des commissaires et des hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN). La logique qui lie le recul du problème social aux avancées d’un État sécuritaire ou pénal, se retrouve dans le dispositif même de cette loi [2].

Avancée de l’État pénal

Le gouvernement se défausse de ses responsabilités sur les familles et s’en prend aux fondements de la Sécurité sociale. Alors que les responsabilités de la croissance de certaines formes de délinquance incombent en premier lieu aux politiques économiques menées depuis vingt ans, la loi Perben agit au détriment des familles pauvres. Et les auteurs de la loi en profitent au passage pour faire reculer le problème social… Et ainsi redoubler la logique qui a conduit à l’augmentation des formes de délinquance. En effet, le texte de cette loi indique que les mineurs placés en centre éducatif fermé se verront privés de la part d’allocations familiales correspondante [3] Ce qui revient à poser les deux points suivants : que les familles sont moralement et socialement responsables de la trajectoire de leurs enfants, et si elle l’oublient, le rôle des politique est de le leur rappeler et de les « responsabiliser » par la contrainte ; que la protection sociale peut et doit être soumise et conditionnée dans certains cas, non seulement au respect de certaines règles sociales, mais encore au succès avec lesquels les parents vont intériorisé la discipline de ces règles à leurs enfants. Une telle restauration du lien entre protection sociale et « moralisme » des classes populaires nous renvoie au discours des libéraux des années 1930 qui défendaient alors le principe des assurances sociales contre celui de l’assistance publique, avec comme finalité de « responsabiliser » les pauvres qui, c’est bien connu, « ne savent même pas gérer le peu d’argent qu’ils ont » [4]. Ce type de conception est le signe d’un ethno centrisme social violent, voire même d’un racisme social. La façon même dont certains dirigeants de l’UMP se revendiquent des angoisses populaires trahit un mépris social intériorisé à l’endroit de la soi-disante « France d’en-bas » : ainsi lorsqu’il présente sa loi devant les députés, Dominique Perben met en avant la volonté du gouvernement de répondre aux préoccupations des « français les plus modestes » et les « plus fragiles » [5]. En outre, de la terrible régression vers un paternalisme moraliste bourgeois le plus désuet, la loi Perben remet en cause les fondements mêmes de la protection sociale telle qu’elle fut édifiée pragmatiquement dans la France de l’après-guerre. En effet, jusque-là la protection sociale n’a pas à se mériter, parce qu’elle correspond à une part socialisée du salaire. Dans cette escalade de remise en question des acquis sociaux, on se doute que le gouvernement Raffarin va tout faire pour détruire discrètement, sans avoir l’air d’y toucher, ce principe qui reste « révolutionnaire ».

Criminalisation de la misère

Cette loi s’ajoute aux dispositions prise par la L.S.Q. sur les rave-parties, le lutte contre les fraudeurs, l’informatique, les rassemblements dans les halls d’immeubles, les fouilles de coffre de voiture, les perquisitions, les agents de sécurité ou les milices privées au service de l’État , les enregistrements. Mais cette liste d’articles qui au nom de la sécurité portent atteinte aux libertés individuelles n’est pas finie. Le projet sur la téléaudition, porte atteinte aux droits de défense ou de témoignage anonyme, il incite à la délation comme pendant les heures les plus sombres de l’histoire de notre pays. Mais ce n’est pas tout, le projet de loi sur la LSI qui s’appuis sur la LSQ va encore plus loin. Bien que le document publié par le Monde du 27 septembre 2002 n’est pas la version définitive et peut faire l’objet de remaniements, ce texte démontre l’esprit dans lequel se trouvent ces messieurs de l’UMP : chasses aux immigrés, aux prostituées, aux mendiants, aux mal logés, aux itinérants gitans et roms. Dans la LSI le côté « criminalisation de la misère » est particulièrement accentué. En effet les dispositions avancées s’attaquent directement à des populations socialement fragilisées, les immigrés, les exclus, le sous-prolétariat. La double peine qui permet la condamnation et l’expulsion des étrangers va être élargie aux racolages et également aux troubles à l’ordre public. Cela signifie que les étrangers ne vont plus pouvoir manifester, sous peine d’expulsion. Le racolage, la mendicité et le squat deviendront des délits passibles de six mois d’emprisonnement. Il permettra aussi de renforcer les pouvoirs de police : extension du fichage du fichage génétique, tous les fichiers des organismes publics (ANPE, Sécurité sociale, CAF, Trésor Public.) ou privés (saufs ceux des médecins et des avocats) pourront servir à la police. Avec ce texte le gouvernement a décidé d’entrer en guerre contre les pauvres. Le projet du ministère de l’Intérieur, s’il était adopté, pourraitconduire à un État encore plus autoritaire et à réprimer tous ceux qui ont eu le malheur d’être rejetés au bord de la route. Parce qu’il vise, pêle-mêle, les mendiants, les sans domicile fixe, les jeunes, les gens du voyage, les prostitués, les militants qui mèneraient des actions revendicatives, ce texte institue une République où la pauvreté est constituée en délit et où la manifestation d’une révolte devient un crime.

Les nouvelles classes dangereuses

Si faire de la politique, c’est, souvent circonscrire un problème et désigner un ennemi, alors ces lois ou projet de loi désignent bien, entre les lignes, comme responsable une population : celle des « jeunes de banlieues ». Cet euphémisme politiquement correct sert à qualifier les jeunes maghrébins pauvres, en général suspecté de ne pas être assez pauvres par rapport à leur
condition sociale initiale, et de s’enrichir indûment par l’économie informelle et les trafics.

C’est l’image du « sauvageon » de Chevènement, et de la nouvelle classe dangereuse mise en scène par les élites politiques françaises. Ce sont bien les plus jeunes de cette classe que vise la suspension des allocations familiales dans la loi Perben. Cette « classe dangereuses » est désignée par les chiffres de la délinquance. Il ne faut cependant pas oublier que ces chiffres abondamment commentés chaque année sont produits par la police et la justice et reflètent donc au moins autant la réalité de l’activité policière que des faits de délinquance. Ils demandent donc à être lus de manière critique, en s’interrogant notamment sur leur mode de fabrication. Nous ne croyons pas au concept de « nouvelles classes dangereuses » et si nous sommes d’accord sur l’instrumentalisation des chiffres de la délinquance, il nous parait peu réaliste et dangereux de titrer comme le font certains sur « le mythe de l’insécurité » [6]. Nous ne devons pas faire de l’angélisme. Sous la pression de l’insécurité sociale, il existe une minorité de jeunes aux origines diverses provenant souvent de milieux défavorisés organisés en véritables gangs, aux mentalités de capitalistes, centrés sur le fric et le conformisme bourgeois, qui exploitent une véritable économie parallèle basée sur les trafics de drogues, d’armes, la prostitution féminine et enfantine, le jeu, et parfois liée avec des gros bonnets. Les habitants des banlieues des grandes villes sont parfois soumis à leurs exactions. C’est chez ces derniers que la police recrute, cousins et indics. Ce sont aussi les même qui parfois pour s’amender rentrent chez « les bleus ». Comme le dit la locution, « la fonction crée l’organe » et comme le démontre l’histoire, l’augmentation des forces de police n’a jamais fait disparaître la délinquance mais au contraire l’entretient. Pour assurer la répression de ces nouvelles « classes dangereuses », il faut aussi soumettre nos libertés à l’arbitraire de l’État. Avant même que le ministre de la Justice s’y emploie de son côté, que restera-t-il, déjà, de celles-ci quand chacun de nous pourra être arrêté pendant une demi-heure au bord de la route à la discrétion des forces de police ? Accepterons-nous d’être, parce que simples suspects, fichés à vie dans des fichiers qui, multipliés à l’infini et croisés, recenseront jusqu’au moindre détail de notre vie quotidienne ?

Le retour des classes sociales

Alors que tous nos médias sont braqués sur l’insécurité physique et sont à l’affût de la moindre violence, violence urbaine, faits divers, guerres… l’insécurité sociale se creuse de plus en plus. Dans un dossier sur les classes sociales la revue Alternatives économique affirme que « la distance qui sépare ouvriers et cadres tend à s’accroître ». Dans les années vingt, un enfant d’ouvrier avait 6,6 % de chance de devenir cadre et 53,5 % d’être ouvrier. Et inversement pour le fils de cadre. Sous l’effet de la scolarité ouverte à tous et la croissance économique on pensait ces égalités réduites. Et bien non, dans son article Louis Chauvel affirme que pour les 30-35 ans, un enfant de cadre a eu 21 % de chances d’accéder à une grande école, contre 1,1 % pour le fils d’ouvrier. Les classes sociales sont de retour. L’inégalité se creuse sur « les modes de consommation, les chances d’accès aux systèmes d’enseignement les plus valorisés, la mobilité sociale ». Pire encore l’identité collective des classes populaires, affirmée notamment à travers le syndicalisme ou le monde politique tend à disparaître. Il conclut : « une telle évolution n’est guère propice au maintien des droit salariaux stabilisateurs. D’où le risque d’un retour vers une structure fortement inégalitaire, sans contrepoids politiques et collectifs. Et l’ouverture d’un espace politique pour les populisme de tout bord » [7]. Ce constat reflète la réalité d’aujourd’hui, la gauche plurielle s’est effondrée. À la claque électorale, la direction du PS cherche des coupables partout, sauf dans son bilan. De nouveaux courants se créent et le consensus politique reste difficile car certains éléphants sont attirés par les sirènes libérales du Blairisme. Le groupusculaire PCF et les Vert en recherche d’une nouvelle direction maintiennent, malgré leurs minorités critiques, leur politique de satellisation autour du PS. La décomposition du syndicalisme continue : le taux de syndicalisation est de 9 % des salariés, ce qui représente tout de même 2,3 millions d’adhérents. On ne parle plus que de classe
moyenne, pourtant 7,724 millions de personnes travaillant en France sont des ouvriers, soit 27,6 % de la population active. Pour une classe ouvrière que l’on disait morte, ce n’est pas mal ! [8]Il y a 4 millions de français en dessous du seuil de pauvreté, alors que 247000 familles sont assujetties à l’impôt sur les grandes fortunes. Parmi elles, les cent plus riches déclarent, chacune, un patrimoine de 132 millions d’euros ; soit 180 fois plus que les foyers se situant juste au niveau du seuil d’imposition sur la fortune qui ne comprend pas certains titres financiers, les œuvres d’art, etc… Environ plus de 40 % des richesses créées, en valeur ajoutée, par les entreprises françaises servent à rémunérer les actionnaires, alors que 9 %, soit 2, 3 millions de la population française, sont au chômage. Cette augmentation record a des conséquences sur l’assurance-chômage. Le nombre de chômeurs indemnisés par les Assedic s’est accru de 1,3 % en octobre 2001 à 10,5 % en un an ! Le déficit de l’Unedic se creuse et devrait atteindre 3,7 milliards d’euros en cette fin d’année. Jacqueline Lazare, secrétaire de la CGT déclarait lors du conseil d’administration du 4 décembre : « L’Unedic est malade financièrement des politiques de l’emploi des entreprises. Celles-ci, et notamment les grandes et les donneurs d’ordre, sont responsables de la dégradation de l’emploi en licenciant, en précarisant, en créant des temps partiels, en favorisant les emplois saisonniers et intermittents. » Mais la situation la plus catastrophique touche les jeunes, dont le chômage s’est accru de 15 % en un an. Les moins de 25 ans sont la tranche d’âge la plus touchée par la crise de la société. 13,6 % des hommes et 35,8 % des femmes de moins de 25 ans travaillent en temps partiel. 63,8 % des chômeurs de moins de 25 ans ne sont pas indemnisés. 20 % des ménages de moins de 25 ans vivent en dessous le seuil de pauvreté. Un étudiant sur deux est obligé de travailler pour pouvoir financer ses études. 80 % des recrutements de jeunes se font en CDD. 60000 jeunes sur 750000 sortent du système scolaire, chaque année, sans diplôme [9]. Ces jeunes dont les plus pauvres, les plus précaires sont stigmatisaient par l’idéologie sécuritaire comme des « classes dangereuses ». C’est ainsi que l’on traite cette génération qui est l’avenir de notre pays.

Libertés individuelles, égalité sociale

Lutter contre l’insécurité, ce n’est pas les LSQ, la loi Perben, la méthode Sarkozy. Ce n’est pas désigner les pauvres, les jeunes et les immigrés comme boucs émissaires et faire de chacun de nous des sujets soumis au pouvoir discrétionnaire de l’État. Cela s’appelle un gouvernement de droite et le style Raffarin c’est la rondeur de Piney, le ridicule de tartuffe et aussi la nostalgie de Vichy. Lutter contre l’insécurité, c’est avant tout favoriser la justice sociale et sortir de la précarité et du chômage les quelques millions de personnes qui s’y trouvent, lutter contre toutes les discriminations qui divisent les habitants de notre pays et offrir un autre cadre de vie que ces quartiers devenus des ghettos où l’on survit sans espoir. Ce ne sont pas les pauvres qu’il faut combattre, c’est la pauvreté ! Contre l’atteinte à nos libertés et à nos acquis sociaux, nous appelons les jeunes lycéens, étudiants, les travailleurs, ouvriers, paysans, salariés, fonctionnaires, les précaires, les chômeurs et
toutes les volontés a se mobiliser dans un front unitaire pour créer un véritable rapport de force dans notre pays.

Michel Sahuc


[1Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard 1995.

[2Philippe Chailan, « Cela s’appelle la droite », La revue Écologie sociale nº 1 Octobre/novembre 2002.

[3Le Monde du 7 aôut 2002 et Philippe Chailan, op.cit.

[4Genèse nº18, janvier 1995, « Science sociale et histoire consacré aux protections sociales », Didier Renard, « Assistance et assurance dans la constitution du système de protection sociale française ».

[5Le Monde du 7 août 2002, Frédéric Chambon, Pascale Krémer, Mathilde Mathieu, « La loi sur la justice alarme les syndicats et les associations » et Philippe Chailan, op.cit.

[6No Pasaran nº14, novembre 2002, Pierre Tévanian, « Le Mythe de l’insécurité ou comment on construit des classes dangereuses ».

[7Alternatives économiques nº 207, octobre 2002, Louis Chauvel, dossier consacré aux « classes sociales ».

[8Manière de voir nº 66, Novembre/décembre 2002, « Les classes sociales existent ».

[9La Nouvelle Vie ouvrière nº3044, décembre 2002, Michel Diard « Les patrons frappent, les salariés trinquent ».