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Marcel Duchamp

le grand « an-art »

Le jeudi 9 janvier 2003.

Presque coup sur coup (« à coups trop tirés », dirait Duchamp), le Monde libertaire évoque d’un côté les « anartistes », mot-valise à la Duchamp pour anarchistes et artistes, et c’est déjà presque un pléonasme, tandis que de l’autre la presse molle parle d’un « Prix Marcel-Duchamp », et c’est déjà presque une contradiction qui, sentant sa rose académique, a l’intérêt de monter en épingle le nom de l’anartiste par excellence que fut, et qui est plus que jamais, pour notre respiration (l’R de Rrose), Marcel Duchamp. Toujours pris, ce Marchand du Sel, entre ces deux feux qui le brûlent de l’intérieur et croisent le « faire » (poïésis) en lui : feu artiste et feu anarchiste.

Feu anarchiste

Le feu artiste, ce sont les feux sur l’art tirés à bout portant par Marcel Duchamp peignant le Nu descendant un escalier (1912), où il fait chuter de son piédestal, en le débitant en lamelles mécaniques cubistes, un des sujets les plus traditionnels de l’art, le nu féminin : ce n’est rien moins qu’une mise en anarchie de l’art (Nu descendu en flèches), révélatrice d’une position cruciale de Duchamp, que résumerait, flamboyance à l’appui, la formule : feu l’art. Un artiste aux œuvres déjà affirmées proclamant ainsi la mort (la mode aujourd’hui est de dire : la fin) de l’art — est-ce contradiction ? Non, c’est révolution. Et il ne s’agit pas seulement de la mort de l’art du temps, qui se débat ou se rabat dans un air du temps qu’empoisonnent, balayant les résistances de quelques « anartistes », lois du marché, idéologies bourgeoises, académismes d’arrière ou d’avant-garde, starification, etc. Duchamp annonce surtout la mort d’une conception de l’art qui, depuis des siècles, se voit parasitée et obnubilée par les religiosités, sacralités et autres cultes, alors même que l’objet de l’art est de saisir et de pénétrer l’essence de la réalité avec les seuls moyens humains, pour la reconnaissance, l’institution, la recréation permanentes de l’homme même — sans dieu ni maître !

Le feu anarchiste, c’est la flamme intérieure, et sacrément intériorisée (au point que certains n’y voient que du… feu), qui conduit Duchamp à mettre le feu aux poudres, à culbuter principes, pouvoirs, positions, idoles, icônes et cultes : « poils et coups de pieds en tous genres », c’est le sous-titre des aphorismes de Duchamp qui portent ce titre devenu célèbre : « Oculisme de précision — Rrose Sélavy » (Éros, c’est la vie). Le culte de l’art (queues interminables aux portes des expositions, discours lyrico-cuistres aux pieds des génies, tournés-de-l’œil sous les cadres dorés) s’est plus ou moins substitué aux autres cultes, à mesure que ces derniers perdaient du terrain ou perdaient pied, tout en continuant à leur servir de support, tenant-lieu, tenue camouflée qui fait joli. Duchamp arrache ces vêtements, ces « semblants », il est le Mécano qui Met à Nu, au sens le plus concret, le plus radical de l’expression : il s’exclame, comme l’enfant du conte d’Andersen, Les Habits neufs de l’empereur : « Le roi est nu. »

Nunivers

Duchamp met à nu l’univers — il fabrique un Nunivers. Construction laborieuse : Duchamp consacre près de dix ans à faire son GrandVerre, la Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923), 276,8 x 175,2 cm, huile et fil à plomb sur verre, dont on est loin, malgré de savants commentaires, d’avoir épuisé toutes les vertus ; il met plus de vingt ans à monter son grand « gourbi », Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage (1946-1966), 242,5 x 177,8 x 124,5cm, assemblage de matériaux divers (porte, briques, lino, fer, verre, bois, branchages, lampes, nu en plâtre, etc.), réalisé de telle façon que quiconque, suivant à la lettre le Manuel d’instructions rédigé par Duchamp, serait en mesure de refaire l’oeuvre à l’identique. L’œuvre la plus monumentale, la plus singulière et la plus personnelle de Duchamp est ainsi à la portée de tous. Dans la lignée de Lautréamont disant que « la poésie doit être faite par tous », Duchamp donne lui-même corps à un art du « peuple » (c’est Guillaume Apollinaire qui le faisait remarquer), avec des moyens concrets pour « faire » (poïésis) : l’art doit être fait par tous.

Construction paradoxale et proprement anarchiste : elle s’accomplit avec le Rien. « Rien » est le terme (humour, ironie, parodie et jeu) qui revient le plus souvent dans les propos de Duchamp. « Je n’ai pas, dit-il, un sentiment très vif au point de vue patriotique ». La politique ? « Une activité stupide qui ne mène à rien. » Les Napoléon, les César ? De « l’histoire fabriquée ». « Est-ce que vous croyez en Dieu ? », demande son interlocuteur. « Non, pas du tout !… C’est une imbécillité folle d’avoir créé l’idée de Dieu. » L’argent, alors ? « Si on vous proposait 100’000 dollars pour faire une toile ? — Ah non, rien à faire ! — Mais à quoi croyez-vous ? — Mais à rien ! » Et l’interlocuteur, en désespoir de cause : « Vous croyez à vous, tout de même ? — Non. » Et pour couper court : « Je ne crois pas dans le mot "être". » Nihilisme de Duchamp, mais nihilisme libertaire : libérateur, qui a vocation de libérer et de révéler en tout individu les forces de création et d’inventivité, et créateur, comme Duchamp lui-même en porte témoignage avec son œuvre considérable, inépuisable, dont voici quelques trop maigres exemples.

Duchamp fait la « roue »

« En 1913, écrit Duchamp (1887-1968), j’eus l’heureuse idée de fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine et de la regarder tourner. » La roue de l’histoire de l’art venait d’en prendre un coup — un coup, un tour d’histoire ! « La roue tourne », dit-on : l’objet de Duchamp, appelé ready-made (objet fabriqué — « made » — tout prêt — « ready » — à être exposé, et qu’il suffit de signer), prend et montre au pied de la lettre l’expression populaire qui désigne les aléas et hasards du destin. Détachée de l’objet fonctionnel à deux roues qu’est la bicyclette, la roue est un cycle, et elle matérialise, comme tel, géométriquement, cercle à la fois idéal et concret, les cycles qui scandent les existences, cycles des jours, saisons, années, jubilés, siècles — bref, le cycle du temps, essence de l’être, éternel mystère. « Comme le temps passe vite », dit une autre expression populaire : une chiquenaude sur la jante, et voici la roue — telle une roulette de casino dressée verticale — transformée en machine optique, annonciatrice d’œuvres ultérieures de Duchamp (Rotative plaque verre, 1920 ; Rotoreliefs, 1935, et autres « opticeries » « pour le peuple » présentées au concours Lépine). Sur tabouret, barrez tout, et elle devient totem, fétiche, etc.

« Fontaine », je boirai de ton O

Fontaine : rien d’autre qu’un urinoir, que Duchamp signe à l’encre noire : « R. Mutt, 1917 ». Commentant ce choix, il explique : « Ma fontaine-pissotière partait de l’idée de jouer un exercice sur la question du goût… Une pissotière, il y a très peu de gens qui trouvent cela merveilleux. Car le danger, c’est la délectation artistique. Mais on peut faire avaler n’importe quoi aux gens ; c’est ce qui est arrivé. »

Pourtant, de cet objet on ne peut plus trivial, peu ragoûtant sans doute, il y a beaucoup à dire, et qui fait du geste de Duchamp autre chose qu’une plaisanterie de mauvais « goût » ou qu’une provocation gratuite (ce genre de provocation aurait plutôt tendance à faire monter les prix !). D’abord, nu objectal si l’on peut dire, l’urinoir a pour lui la grâce de son galbe, sa fine cambrure triangulaire, l’albâtre admirable d’une surface au poli impeccable, sa position stratégique dans ce secteur-clé du confort moderne qu’on appelle le « sanitaire », son intime et quotidienne affinité avec une fonction biologique vitale, sa liaison inconsciente troublante avec l’ambition, soulignée par Freud — ne cherche-t-on pas, depuis les défis de notre enfance, à « pisser plus haut que sa verge ? »

Mais voici une autre face de cette hygiénique blancheur de Fontaine. L’urinoir, extrait abstrait coupé de son environnement et de son usage fonctionnels, avec sa tuyauterie débranchée et lui-même renversé ou culbuté, est rendu stérile, réduit à « 0 ». Plus rien ne coule. Il pourrait, ressourcé dans quelque érotisme urétral, tenir lieu de prothèse, de substitut d’un sexe féminin qui recueillerait, à défaut du sperme fécondateur, la ruine de l’urine, l’or de la pisse.

On peut par ailleurs, si l’on retourne l’objet, faire en sorte que le volume creux et concave, cloaque de la miction, tel qu’il est donné à voir, devienne, dans l’imaginaire, un volume convexe, cloque de la grossesse, maternel — ce que confirmerait justement la signature R. Mutt lorsque, inversée, elle donne Mutter, la mère, en allemand — mère, donc, ou grossesse, promesse de naissance ou de renaissance, fontaine de jouvence, où pourrait venir s’abreuver, comme aux autres riches sources de Duchamp, une neuve anarchie…

Roger Dadoun


On peut lire aussi de Roger Dadoun :
 Duchamp, ce Mécano qui Met à Nu, Hachette, 1996
 Marcel Duchamp et Enzo Nasso Spirali, Milan, 2001 ; 74 illustrations trilingue : français, italien, anglais
 L’Utopie, haut lieu d’inconscient Zamiatine, Duchamp, Péguy Sens & Tonka, 2000