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À rebrousse-poil

Dans le box

décembre 1960.

« Le procès est pour moi une tribune » a déclaré Lagaillarde au procès des barricades. C’est bien l’impression générale en effet : les hommes du 24 janvier sont persuadés d’être là non pour répondre d’une fusillade, mais pour commencer une carrière.

« Ben Bella dont j’occupe la cellule, attend tranquillement d’être ministre », a continué Lagaillarde.

Et lui ? Est-il invraisemblable qu’un jour Ben Bella pourrait être ministre à Alger et Lagaillarde à Paris ? On a vu pis ! Le box des accusés a contenu plus d’un ministrable.

Pour l’instant, le député d’Alger exprime sa haine des « traitres » (ce sont les millions d’hommes qui souhaitent la négociation) et aussi l’amertume de certains officiers, ses amis, « las de porter les décorations de nos défaites ».

Nobles paroles, bien propres à humecter l’œil d’un avocat général lui-même ostensiblement décoré… Mais trêve d’émotion !

Ces défaites, qui suscitent l’amertume des gradés, ont fait couler le sang des soldats, et bien en vain… Si les officiers vaincus ne sont pas fiers de leurs croix de vermeil ou de bronze, croyez-vous, monsieur Lagaillarde, que les morts soient glorieux de leurs croix de bois ?

Les conquêtes sont rarement définitives ; un jour vient où une armée, occupant des pays aux quatre coins du monde, ne peut plus rien conquérir ; un jour vient où elle commence à perdre du terrain… Et puis…

Et puis le processus s’accélère, irrésistible.

Deux fois en quarante ans, les Allemands ont conquis la moitié de l’Europe ; Leurs officiers ne portent plus que les « décorations de leurs défaites ». Qu’ils se fassent un raison !

Et bien avant eux les Français ont conquis le Mexique, occupé la Crimée, peuplé le Canada… Et les Anglais ont annexé l’Inde… Et les Espagnols gouverné l’Amérique du Texas à la Terre de Feu… Il leur en reste à tous des médailles plus ou moins verdegrisées.

Quand les décorations et les défaites qu’elles symbolisent deviennent trop lourdes à porter, il n’y a plus qu’à inscrire celles-ci dans les manuels d’histoire et qu’à accrocher celles-là dans les vitrines des musées.

Et à laisser les pauvres humains vivre en paix, hors des menaces de la « gloire », leur simple et trop brève existence…

Pierre-Valentin Berthier