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Appel aux intellectuels

novembre 1960.

En janvier 1917, en pleine guerre, Sébastien Faure publiait cet appel aux intellectuels. Nous avons pensé qu’à l’époque où la guerre fait rage et ou l’union des intellectuels avec le monde du travail est essentielle pour y mettre fin, nos lecteurs seront heureux de retrouver la voix du militant incomparable.

Le comité de rédaction



Messieurs,

Vous avez tout pour vous ; vous êtes en possession des privilèges les plus enviables : heureuse naissance, éducation saine, instruction soignée, prédispositions cultivées, rien n’a manqué au développement des aptitudes que la nature vous avait prodigalement départies.

Vous avez eu l’avantage de fréquenter les meilleures écoles, de suivre les cours des maitres les plus éminents, de grandir dans la contemplation des chefs-d’œuvre, dans la lecture des écrivains de choix et la familiarité des génies poétiques, d’être admis dans les cénacles où le culte de la Science et de l’Art est en honneur. Laboratoires, musées, bibliothèques, tout a été mis à notre disposition. Aussi, vous avez eu la joie de gravir allégrement les pentes qui conduisent aux altitudes sereines de l’intellectualité.

Vous voici sur les sommets. Vos regards découvrent sans fin, vos oreilles s’emplissent des harmonies et des rumeurs qui font monter tout à tout le merveilleux accord ou l’impressionnant conflit des êtres et des choses ; dans vos imaginations naissent les évocations magnifiques et vos cœurs, d’une sensibilité et d’une délicatesse qui défient l’analyse, frémissent des émotions que ne saurait connaitre qu’inférieurement le commun des mortels.

Savants, artistes, vous êtes le cerveau et le cœur de l’Humanité.

***

J’ai vos lumières en trop d’estime pour penser que vous attribuez cet état de privilège à vos seuls mérites.

Vous n’ignorez pas que ces richesses scientifiques et ces trésors artistiques dont vous êtes présentement les détenteurs vous viennent de l’innombrable théorie des chercheurs, des penseurs et des savants qui, au cours des siècles, ont fondé l’aristocratie du Vrai et du Beau dont vous êtes les plus distingués représentants.

Vous savez aussi que cette aristocratie qui vous a confié la garde de ce patrimoine incomparable n’a pu se fonder et vivre que grâce au travail obscur et méprisé — mais indispensable — des multitudes qui sur terre et sous terre à l’usine et à l’atelier produisent tout ce qui est nécessaire à la vie.

C’est ce labeur incessant de la classe ouvrière qui a édifié les maisons qui vous abritent, tissé les vêtements que vous portez, produit les aliments qui vous nourrissent, fabriqué les meubles qui vous entourent et vous a, par suite, institué les loisirs sans lesquels jamais vous ne fussiez devenus les artistes et les savants que vous êtes.

Certes, Messieurs, la foule vous doit beaucoup, mais j’ose dire que vous lui devez bien davantage. À la rigueur, elle pourrait se passer de vous ; en vérité, son existence serait plus dure, plus difficile : elle serait moins recrée, moins belle, moins noble ; mais vous, vous ne sauriez vous passer de la multitude.

Sentez-vous, Messieurs, l’immensité des devoirs que vous impose ce merveilleux concours de circonstances dont vous êtes les bénéficiaires ? Avez-vous conscience de l’incalculable dette de gratitude que vous avez contractée envers tous les hommes d’hier sans lesquels vous ne seriez presque rien et tous ceux d’aujourd’hui sans lesquels vous ne seriez pas grand-chose ?

***

Je ne vous fait pas l’injure de penser que vous méconnaissez les devoirs sacrés de la gratitude et je me permets de vous dire :

Vous ne pouvez vous acquitter, en une seule fois de la dette qui pèse sur vous. L’heure est décisive ; elle est unique ; ne la laisser pas fuir sans tenter de vous libérer.

Savants, suspendez le cours de vos patientes recherches : artistes, quittez les hauteurs où vous portez le vol de vos aspirations ; regardez, écoutez.

Allez-vous rester impassible ? Le devez-vous ? Le pouvez-vous ?

Je le sens, je le sais, votre cœur s’émeut, votre raison se trouble, votre conscience est tourmentée.

Si vous ne faites rien, c’est que vous croyez ne pouvoir rien faire.

Quand l’ouragan se déchaine, quand la tempête éclate, l’homme reste impuissant et consterné devant le désatre. Et vous estimez peut-être que tout pouvoir vous échappe sur le formidable cataclysme.

Grande est votre erreur, Messieurs. Vous pouvez beaucoup.

Peut-être… oui, je le crois… pourriez-vous arrêter le carnage.

Peut-être, votre voix écoutée opposerait-elle victorieusement la parole de raison aux clameurs de la démence. Peut-être trouveriez-vous les accents de sagesse et d’humanité qui arrêteraient les fureurs déchainées.

Mais rassurez-vous, Messieurs. Une longue expérience de la vie m’a enseigné qu’il ne faut demander aux hommes — même et surtout aux plus illustres et aux plus puissants — que ce qu’ils sont enclins déjà à accorder.

Aussi ma requête ne dépassera-t-elle pas les limites de ce que vous pouvez consentir et il serait indigne de vous de la repousser.

Dressez-vous contre la haine stupide et féroce élevée à la hauteur d’un principe ; insurgez-vous contre les exagérations ineptes et les mensonges grossiers ; ne permettez pas qu’entre les nations en guerre se creuse un abime si large et si profond qu’il s’apposerait plus tard, durant des générations, aux rapprochements désirables que ne manqueront pas d’amender les temps de paix qui succéderont à l’horrible mêlée.

Et si vous ne croyez pas devoir associer vos efforts à l’effort de ceux qui, dans tous les pays appellent la paix de leurs vœux et travaillent à la hâter, garder-vous du moins de les poursuivre de vos sarcasmes, de les accabler de vos mépris, ou de briser leurs généreuses tentatives.

Sébastien Faure