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Le Couple et sa fonction aliénante

Le jeudi 8 mai 2003.

Défendre le féminisme et sa lutte spécifique est essentiel pour qui prétend accéder à des lendemains meilleurs. Nous vous présentons l’intervention d’Isa qui traite de la fonction aliénante du couple, de la notion de choix prédéterminé par le sexe auquel on appartient, de la lutte anarchaféministe et de son pourquoi. Elle s’appuie notamment sur l’ouvrage d’Évelyne Le Garrec, Un Lit à soi.



En février 1978, Gisèle Halimi écrivit dans le Programme commun des femmes :

« Si le but à viser est la suppression de la famille patriarcale, peut-être sera-t-il nécessaire, pour atteindre ce but, de supprimer la cohabitation du couple pendant au moins une génération. » 1

Les réactions à cette phrase ont été pour le moins très virulentes. Dans Le Monde du 12 février, Pierre Viansson écrivait pour réponse :

« La haine, voilà ce qu’exprime chaque page de ce singulier programme commun proposé aux femmes. Et qui explique la gêne, le malaise qu’un homme ne peut pas ne pas ressentir à sa lecture, si compréhensif, si résigné, si masochiste qu’il puisse être. On ne peut s’empêcher de penser que en attisant ainsi la haine, les auteurs de ce brûlot discréditent bien plus qu’elles ne la servent la cause qu’elles prétendent défendre, la cause des femmes. » 2

Le tollé aux propos de Gisèle Halimi serait-il aussi important actuellement ? Il me semble que oui parce que le système économique est basé sur la notion de couple et de famille et en fait ses choux gras.

Les avantages concédés aux couples permettent de faire fonctionner une économie basée sur l’exploitation des un(e)s par quelques autres. On peut citer :

  • Le montant ridicule octroyé aux congés parentaux d’éducation et donné la plupart du temps aux femmes, sans qu’elles soient assurées de retrouver le travail qu’elles avaient avant ce congé ;
  • Les temps partiels attribués en grande majorité aux femmes ;
  • Le RMI pour un couple inférieur à la somme de deux RMI ;
  • Les facilités accordées en matière de crédits aux couples.

Ces avantages, quand ils en sont, permettent de cantonner les femmes dans des rôles bien définis et de museler toute velléité de liberté personnelle, voire de revendications.

Que cache cette notion de couple défendue aussi bien dans les milieux laïcs que religieux ?

Les trois quarts du temps, c’est l’aliénation d’une personne par une autre ou par un entourage familial, social ou les deux. Le plus souvent, la femme subit l’aliénation de l’homme et de son entourage, quoique la réciproque existe parfois ainsi que la simultanéité. Cette aliénation se traduit par un cadre moral, psychologique et sexuel dont la personne ne sort pas ou peu.

Le cadre moral

Le couple est indéfectible, structuré de telle sorte que la liberté individuelle n’existe plus ou presque plus. La notion de fidélité fait partie intrinsèque de ce couple. La dynamique personnelle est associée à celle du couple et n’existe qu’à travers ce binôme.

Le cadre psychologique

À la notion de couple, est lié un comportement psychologique souvent porteur de contraintes subies essentiellement par les femmes : elles se doivent d’être séduisantes mais pas séductrices (attention à la sauvegarde du couple !), douces et soumises aux désirs de leurs compagnons.

Les innombrables articles journalistiques sur ce thème sont porteurs de ces valeurs, même si actuellement, la logique de consommation soumet les deux personnes du couple à un confort matériel susceptible de leur apporter le bien-être et gomme les caractères de douceur et de soumission de la femme pour plutôt accentuer le caractère dynamique, toujours en forme, du consommateur et de la consom-matrice au service de cette consommation.

Le cadre sexuel

La sexualité est basé sur « l’hétéronormativité » ; même si des pratiques sexuelles dites déviantes sont acceptées voire normalisées, elles le sont pour la sauvegarde du couple, pour maintenir sa cohésion, son existence.

De plus, actuellement, les pratiques sexuelles hors norme (ou non d’ailleurs), voient une recrudescence d’une sexualité agressive et même violente : le sadomasochisme, même quand la femme est dominatrice est utilisée comme moyen de satisfaction d’une libido essentiellement masculine.

Qu’en est-il dans le couple de la liberté individuelle ? Y a-t-il possibilité de choix ?

La notion de choix

De cette conception bivalente découle un choix restrictif de son « plan de vie ».

Combien de femmes et d’hommes sont prêt(e)s à s’investir totalement dans une action politique de leurs destinées sans subir des contraintes qui vont les freiner ? Est-ce que beaucoup de petites filles font le rêve enfant de voyager, de mener des luttes politiques ?

Et, inversement, est-ce que beaucoup de petits garçons rêvent d’être, à l’âge adulte, des hommes au foyer ?

Dès leur plus tendre jeunesse, les êtres humains sont formatés et prédestinés à certaines fonctions. Les jouets sont là pour diriger les choix des futurs adultes, et l’éducation en remet une couche. Quel parent peut se vanter d’avoir échappé à l’environnement commercial qui détermine les choix de cadeaux : les poupées et tous les accessoires ménagers pour les filles, les jeux de combats vidéos ou non pour les gars ?

Même la littérature enfantine reproduit ces schémas. Les trois quarts des héros sont masculins et, quand ils sont féminins, nos héroïnes se révèlent la plupart du temps dans des domaines artistiques, sont à la recherche du prince charmant ou reproduisent des stéréotypes machistes.

Quand on veut échapper à cette prédestination, qu’elle soit sexuée ou sexuelle, on se heurte à des obstacles souvent insurmontables.

Des femmes agricultrices qui ont voulu mener leurs exploitations sans l’intervention masculine se sont heurtées à des refus polis des banques parce qu’elles n’étaient pas censées pouvoir rentabiliser leurs entreprises agricoles et en vivre sans la manne masculine.

Un tout petit exemple mais qui montre bien à quel point nous, les femmes, sommes soumises à une représentation sexiste : lundi 10 février a eu lieu une grève dans l’Éducation nationale. Une réunion était programmée à 10 h 30 mais il ne fallait pas qu’elle s’éternise car mesdames devaient être rentrées pour préparer le repas de ces messieurs et des enfants. Et je n’ai pas réagi ! Remarquez, si je devais réagir à chaque fois que j’entends des propos sexistes, je n’aurais pas fini !

Dans tous les domaines, y compris les plus intimes ; ce choix nous est imposé dès le départ : il n’est que de lire les articles prétendument psychologiques des revues diverses pour se rendre compte du poids énorme de ces images et idées toutes faites.

Comment lutter ?

Une place de la femme à égalité avec l’homme ne peut être défendue que dans une société où l’égalité est une réalité ou une revendication politique. Dans un monde où le mot rentabilité est la clef de voûte de tout le système, comment peut-on réclamer l’égalité si elle est jugée peu rentable ?

Il est plus économique d’exploiter le travail domestique des femmes, de les utiliser dans des emplois subalternes, de les sous-payer à qualification égale.

Tout le système capitaliste est basé sur l’exploitation de personnes par d’autres personnes dans des buts lucratifs imposant à certaines personnes de travailler pour un salaire minimal pour que les patrons se fassent de gros profits. Dans des domaines féminins, cette exploitation est scandaleusement abusive : la sexualité mise en vente sur les sites Internet, le travail des femmes sans-papiers, les travaux ménagers.

Si l’on revendique les mêmes droits pour tous, l’homme et la femme sont à égalité devant toutes les tâches ménagères, leurs temps sont partagés. Quel que soit le travail du conjoint, il se doit d’être aussi disponible que la femme pour aller chercher ses enfants à l’école, leur faire faire leurs devoirs, etc.

Cela signifie un autre fonctionnement sociétal où ces facteurs sont pris en compte, où le temps personnel, individuel est réparti équitablement et non en fonction des sexes.

Cela suppose une vision égalitaire de chaque membre de la société : mêmes droits aux congés parentaux d’éducation, aux études, salaires et responsabilités équivalents (et pas quinze jours de congé de paternité !). Cela demande une révolution du système qui commence par une révolution des mentalités, de l’éducation et une représentation égale dans toutes les instances de décisions. On en est loin actuellement et, si l’on veut tendre à une société égalitaire, il faut déboulonner les mythes patriarcaux de caractères sexués, de virilisme, de machisme et de domination autour de nous.

Ces constatations faites, comment agir ? Il me paraît évident que la lutte se mène à la fois dans la sphère privée, mais aussi dans la sphère publique auprès de personnes qui remettent en question le système oppresseur dans lequel nous vivons, c’est-à-dire le système patriarcal capitaliste.

Cette lutte est à poursuivre à la fois avec les hommes concernés, bien que cela ne suffise pas. Les femmes sont les victimes de ce système : c’est à elles de se battre pour le détruire, d’où l’intérêt des groupes féministes non mixtes où la parole circule sans contraintes et sans tabous.

À la réplique que j’entends souvent et qui consiste à dire que les hommes ne sont pas nos ennemis et qu’il est nécessaire qu’ils nous épaulent, je répondrai ceci : oui, ils peuvent nous épauler mais est-ce que des femmes qui se font tabasser par des hommes ont envie de parler de leurs souffrances à des hommes, si gentils soient-ils ? Mesdames, il faut nous unir, effacer cette rivalité qui nous donne pour concurrentes dans la chasse à l’homme et faire fonctionner la solidarité.

La tâche qui nous attend est lourde mais si nous nous y mettons toutes, à l’aune de nos possibilités, en démentant les idées préconçues qui veulent que des femmes ensemble ne sont capables que de se chamailler, elle sera source d’un immense plaisir. Les rares moments dans ma vie de femme où j’ai pu militer avec des femmes ont été joyeux et épanouissants. Je me sentais enfin à ma place, moi Isa gentille anarcha-féministe (il vaut mieux que je dise gentille, histoire de ne pas me faire traiter de virago, quand j’vous disais que les préjugés anti-féministes ont la vie dure même chez moi !). Il faut essayer de démolir un système de pensées qui nous enferme dans un carcan.

Ce n’est pas parce que nous sommes loin de vivre dans cette société qu’il faut baisser les bras. Si des femmes, dans les milieux militants où l’égalité des sexes est prônée, arrivent à exiger des hommes une mise en pratique effective de cette égalité, ces pratiques égalitaires se propageront.

Personne, mieux que des femmes opprimées et conscientes de cette oppression, ne peut défendre ses droits.

Il est juste et nécessaire que des femmes prennent la place qui leur est normalement impartie dans les syndicats, les associations, qu’elles y défendent leurs revendications spécifiques, qu’elles y prennent la parole librement et à égalité avec les hommes, ce qui est loin d’être le cas actuellement, qu’elles y disent leurs oppressions et qu’elles y cherchent des moyens de lutte contre ces oppressions.

Il est aussi nécessaire qu’elles fassent prendre conscience à leurs compagnons de lutte ce qu’elles subissent dans leur vie pour que ceux-ci évoluent dans leurs comportements.

Pour conclure ces propos, je vais m’aider du livre dont j’ai cité quelques extraits tout à l’heure et que le titre de mon intervention reprend :

Je rêve d’« une vie où les relations ne seraient plus fondées sur la possession mais sur la liberté… Elles utopisent. Et leurs utopies éliminent le couple constitué, structure contraignante et enfermante de nature où l’un est toujours, quelles que soient les réformes qu’on y apporte, le flic de l’autre. Toutes cherchent comment nouer le lien entre l’individu et le groupe, entre le besoin de solitude et de convivialité, l’une renforçant l’autre de façon positive. » 3

« On présente la liberté comme quelque chose de très dangereux et qui va nous détruire, ce qui est faux. C’est exactement le contraire. Encore que dans cette société, il est vrai, le fait de revendiquer une certaine liberté peut impliquer le risque de se faire détruire. » 4

Tentons de se l’approprier, ça vaut vraiment le coup, déjà de faire des efforts pour l’obtenir et si ça se réalise, même un court instant, alors, c’est le pied !

Isa, groupe Jes-Futuro


1. Un Lit à soi, Évelyne Le Garrec, éditions Points Actuels, p. 17.

2. Idem, p. 18.

3. Idem, p. 232.

4. Idem, p. 237.