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La Philosophie du possible

Le jeudi 8 mai 2003.

L’ouvrage de Daniel Colson, son Petit Lexique philosophique de l’anarchisme, arrive au bon moment. La réflexion théorique anarchiste connaît en effet un certain regain parallèlement à l’implication des libertaires sur le terrain social et l’altermondialisation. Tandis que piétinent les réflexions de ladite écologie sociale, qui n’ose rompre clairement avec les dérives de l’écologie profonde ou du primitivisme, à l’exception des bookchinistes, et que réapparaissent au sein des publications libertaires des références à la théorie marxiste dans ce qu’elle a d’acceptable sans que cela suscite trop de cris d’orfraie, mais ce qui pose quand même question, il y a assurément de la place pour une réflexion originale qui parte sans complexe, sans culte des racines mais sans amnésie ni regret non plus, des acquis de la philosophie anarchiste.

Là où Daniel Colson vise juste, tout en se montrant très habile sans duplicité aucune, c’est dans l’interrelation entre le fond et la forme de son livre. Non seulement les entrées du lexique se détachent des conventions, en innovant sur certains intitulés, en opérant des choix draconiens, criticables parfois, mais toujours cohérents et explicités, mais elles reposent aussi sur un jonglage réflexif en renvoyant systématiquement à d’autres entrées, les unes aux autres, sans ordre strict. Le lecteur peut précisément « entrer » dans le livre et sa pensée par tous les bouts, au hasard de la page, de la définition qu’il cherche ou même le parcourir en continu.

Autrement dit, à partir de la subjectivité affirmée par Colson, hautement revendiquée en tant que telle, le lecteur peut bâtir librement sa propre réflexion personnelle, tout autant subjective. C’est une démarche hautement libertaire dans son principe, dans sa sensualité même car les chemins de la pensée épousent avec désir les méandres qui s’offrent à lui. Elle est fondamentalement novatrice car, à ma connaissance, elle n’est guère courante, même dans la tradition anarchiste. N’oublions pas toutefois qu’il ne s’agit pas d’un quelconque supermarché de la pensée, car la réflexion de Colson est construite et cohérente, son subjectivisme absolu n’est en rien la justification d’une sorte de relativisme comme l’introduction le signale avec vigueur. Ce serait plutôt une maison que le lecteur bâtit avec l’auteur, ou d’un jardin qu’il cultive, ou contemple, au gré du temps et de l’espace.

Très modestement — au vu de la réflexion fournie — mais aussi très justement, le lexique se dénomme « petit » : car au-delà des pistes ouvertes ou réouvertes, des sociologues et des philosophes traditionnellement situés au-dehors de la pensée libertaire et appelés à la rescousse, comme les Tardé, Deleuze et Simondon raccrochés au train de la monadologie, Colson sait qu’il en existe bien d’autres, notamment en dehors de la sphère occidentale, du côté, par exemple, des mondes arabo-persan (Ibn Khaldoun, al-Khayyâm, al-Bîrunî), indien, chinois (les dissidents du taoïsme et du confucianisme) ou japonais (Andô Shôeki au XVIIIe siècle).

Bien sûr, on tiquera sur tel ou tel oubli, sur ces rapprochements que l’on pourra estimer abusifs, extrapolés (Whitehead, par exemple), ou simplement frustrants faute de pouvoir disposer de plus amples développements. Cette critique en a déjà été faite ailleurs. Il n’en reste pas moins que certaines perspectives ouvertes par Colson sont tout à fait passionnantes et stimulantes non seulement intellectuellement, dans le bouillonnement de la pensée, mais aussi politiquement, dans la compréhension de la marche du monde à travers la philosophie.

Cela dit, c’est précisément sur ce point que l’approche achoppe. De l’ensemble, il ressort en effet qu’un certain nombre d’idées, de principes et d’aspirations libertaires (ou leurs contraires) ont, au sein de l’humanité, une existence « quasi universelle et ontologique », comme l’a remarqué Jean-Pierre Duteuil dans son compte-rendu du livre (Courant alternatif, décembre 2002). On peut même accentuer la critique en considérant que l’existence de ces idées semble être considérée comme éternelle et an-historique. La contextualisation historique (et donc économique, sociale, culturelle, géographique, etc.) de ces principes manque singulièrement, pour ne pas dire totalement. Ce qui pose une série de problèmes à la fois philosophiques et politiques.

Certes, l’objectif n’était pas d’élaborer une histoire des idées. Mais la multiplicité, malgré tout, des références à certains événements ou personnages de l’histoire montre que l’ouvrage ne peut pas vraiment y échapper, et qu’il biaise. Il n’est pas loin, parfois, de l’idéalisme philosophique, ce qui serait un comble vu ses citations fréquentes de Bakounine qui s’affirmait matérialiste comme bien d’autres anarchistes. L’influence récurrente et féconde de Proudhon, dont c’est le grand retour, en est probablement à l’origine, mais on sait que l’idéo-réalisme de Proudhon, comme l’appelait le philosophe Yves Roucaute, est complexe.

Cette lacune historique s’avère contradictoire même en gardant le point de vue de l’auteur. En effet, si Colson se montre plutôt nuancé quant à l’héritage des Lumières, on sent bien une nostalgie quant à la philosophie traditionnelle antérieure à Descartes ou postérieure à celui-ci en étant réactivée sous la forme du monisme, qui n’est à mon avis rien d’autre que le holisme traditionnel des chamans et des gourous, voire de certains incubateurs de la Gnose, de la Bible ou du Coran. Cette préférence indique bien, a contrario, que certaines périodes historiques, comme le tournant de la Renaissance, ont connu des ruptures dans la pensée humaine, qui correspondent de surcroît à des tournants politiques et socio-économiques. Les évolutions idéologiques sont indissociables du contexte matériel. De multiples facteurs interagissent de différentes façons, sans hiérarchie causale immuable, à moins de tomber dans un déterminisme marxien, mais interagissent quand même. Le refus d’une vision linéaire de l’histoire, que rejette avec raison Daniel Colson en opposition avec les marxistes, doit-il impliquer un ballottement des choses et des faits, sans logique autre que celle de quelques principes philosophiques bien ou mal menés ?

On voit bien les conséquences politiques de cette approche. L’essor du mouvement anarchiste en tant que tel, ou même socialiste au sens noble et premier du terme, est historiquement daté, et formulé. Ses modes d’organisation le sont aussi, c’est-à-dire qu’ils ont évolué, et qu’ils sont évolutifs. Les aspirations idéalistes et matérielles de la société humaine sont variables, dans leurs conceptions et dans leurs réalisations. Qu’elles ont bougé, et qu’elles bougeront encore — ce « possible » sur lequel insiste joliment Colson. Les organisations « politiques » anarchistes, qui sont un peu le fantôme du lexique — mais ce n’était pas non plus son objectif d’en parler —, que doivent donc-t-elles être : des fétus de paille ballottées sous le jeu des « monades », des bribes en recomposition permanente, des structures inébranlables, des composites multiples sous l’ombrelle du fédéralisme ? Mine de rien, il y a là un bel enjeu sociologique (le transfert des générations, la succession des cultures, la variété des milieux ou des statuts socio-économiques) et organisationnel.

Le livre suscite donc bien des réflexions et des interrogations, c’est la preuve de son impertinence pertinente. Car Colson a le dogme en horreur, il lui préfère la pluralité, ce qui n’exclut nullement l’affirmation forte, c’est-à-dire la vie dans toutes ses contradictions motrices. Et, sans jeu de mot, il a bien raison !

Enfin, ce qui ne gâte rien, mieux encore ce qui demeure dans le sillage des bons vivants rabelaisiens que furent les anarchistes depuis toujours à part quelques psycho-rigides, l’humour est omniprésent. Là aussi, c’est le bon moment d’un livre écrit par un individu qui, au bout de quelques lustres de militantisme avec ses petits et gros coups de canifs, témoigne d’un beau recul et d’une indéniable… philosophie.

Philippe Pelletier