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Queer theory, la politique fantasmatique

Le jeudi 16 octobre 2003.

Vous avez peut-être entendu parler de la queer theory, un mouvement en vogue aux États-Unis chez certains universitaires (et malheureusement, relayé par quelques libertaires). À première vue, on pourrait croire qu’il s’agit de défendre les droits des minorités sexuelles, de combattre le sexisme et l’intolérance, le tout assorti de prétentions révolutionnaires. À deuxième vue, c’est n’importe quoi. Peut-être une blague au second degré ? Mais alors, une blague qui dure : Monique Wittig élucubre sur le sujet depuis plus de vingt ans ! En 1980, au Barnard College, elle assène sans rire : « Ce n’est pas seulement que je ne suis pas une femme, c’est que je n’ai pas de vagin ».

Morceaux choisis d’une interview de Beatriz Preciado, auteure du Manifeste contrasexuel, parus dans la Vache folle en août 2000 : « Pour être simple [la performativité], c’est la force politique de la parole. […] Si le genre est tellement important et a tellement de pouvoir politique, c’est parce qu’il modifie l’approche de notre corps et des autres corps. »

Après quinze lignes d’affirmations du même tonneau, aussi péremptoires que peu ou mal étayées, on croit discerner qu’elle voudrait combattre le sexisme… en niant la différence sexuelle ! Pas seulement les comportements : l’existence même des zizis et des zézettes !

Pour « reconceptualiser » la queer version américaine, à son avis « devenue trop détachée du travail politique » (lequel ? Mystère !), elle propose aussi quelques solutions bien concrètes : « Ce sont des pratiques qui appellent à changer le regard que l’on a de son propre corps. L’une de ces pratiques consiste à dessiner un gode et à branler un bras. C’est parti du constat que la médecine actuelle tente de fabriquer un pénis prosthétique à partir de l’avant-bras d’une personne. Symboliquement, chaque individu aurait donc au moins deux pénis, et le garçon trois. »

Heureusement que la médecine ne fabrique pas les pénis avec la peau de la figure. Elle en aurait déduit que chaque individu a une tête de bite.

« Quand certaines personnes parlent du gode, elles peuvent employer des expressions comme "c’est mon gode qui jouit". Si l’on pense que le godemiché est simplement une prothèse artificielle de pénis (définition du dico), qu’est-ce qui se passe quand il est attaché à un corps féminin ? On commence alors à se poser des questions paradoxales : le gode est-il un attribut féminin ou masculin ? Peut-on considérer que le gode fait partie du corps pendant le temps de la baise ? »

Ben non. Pas plus qu’une bouteille en plastique ne fait partie du corps pendant qu’on la tient à la main (même si on la secoue très fort). On ne peut pas se baser sur des « impressions » pour construire une analyse sérieuse de la réalité. Quand les curés avaient l’impression que la terre était plate, eh bien, elle était ronde quand même !

« Par exemple, un godemiché siliconé de fabrication japonaise, avec des perles à l’intérieur et dont l’extrémité supérieure représente un visage féminin modèle Mireille Mathieu si l’on se réfère à la coupe de cheveux, possède un petit lapin, accroché à sa base, qui permet des attouchements de nature digitale. »

Ne riez pas, SVP. OK, l’hilarité, c’est comme la bandaison, ça ne se commande pas… Mais enfin, cette dame a bien le droit de s’enfiler Mireille Mathieu dans le fondement si tel est son bon plaisir (on s’en fout, c’est pas nos oignons). Et même d’enculer les mouches : elle doit n’avoir que ça à foutre, n’ayant pas l’air trop épuisée par le travail en usine, la lutte syndicale ou les grèves de la faim en vue d’obtenir des papiers. Décidément, il y a des gens qui ne vivent pas sur la même planète…

De deux choses l’une : ou elle souhaite seulement exhiber ses exploits intimes ; ou elle pense (et c’est apparemment le cas) qu’ils doivent présenter un intérêt universel. Et c’est là que rien ne va plus. Le croirez-vous ? Elle n’hésite pas à se baser sur le cas (rarissime) des hermaphrodites pour décréter que les genres sexuels sont une pure vue de l’esprit : « Aujourd’hui, les critères d’assignation de la masculinité ou de la féminité, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne sont pas génétiques ou hormonaux, ils sont esthétiques ou politiques. » Ne lui déplaise, quand elle précise : « Quand un garçon naît, la désignation de son nom fille ou garçon est déjà une énonciation de ce que va être sa réalité de fille ou de garçon », les critères de désignation à la naissance (et même avant si on fait une amniocentèse) ne sont jamais esthétiques ou politiques. Pour tout individu âgé de plus de deux ans et pas trop cinglé ou miraud, la différence saute aux yeux !

Ce qui est gênant dans cette histoire, ce n’est pas du tout l’extravagance des fantasmes, mais ce mépris affiché de la cohérence. Le nonsense, le « dérèglement systématique de tous les sens » et l’écriture automatique, c’est idéal pour la fiction, les jeux sexuels, la poésie. Mais totalement hors de propos en analyse politique.

Pour prendre un exemple, ce serait idiot de reprocher à Nosferatu, film fantastique, de mettre en scène un vampire, car « les vampires, ça n’existe pas ». Au lit, tous les délires sont permis : se déguiser en Dracula et jouer à « Suce-moi, vampire », c’est une idée comme une autre. En revanche, pour pondre un essai politique affirmant que le monde est gouverné par des vampires (pas symboliques, mais vrais de vrais, avec de grandes dents rétractables et qui se transforment en chauve-souris), il faut avoir fumé un kilomètre carré de moquette !

Les sex-toys, outils révolutionnaires ? En avril 2003, un article de Cosmopolitan vante l’usage des boules de geisha, sondes à piquo-masseurs, godes à manivelle, à harnais, et même du « gode lumineux pour s’éclairer l’intérieur du sexe » (et pourquoi pas ?). Les ouvrages de queer theory ne sont pas censurés ; on leur fait de la publicité dans des brûlots comme Marie-Claire ou les Inrockuptibles. On vend des vibromasseurs dans le catalogue de la Redoute (alors que, faut-il le rappeler, un vrai sexe de chair et de nerfs avec un mec autour ne coûte — en principe — pas un sou).

Le plus étonnant, c’est que des libertaires aient pu s’enticher de ce qui n’est en aucun cas une théorie politique. En ces temps de confusion généralisée, n’est-il pourtant pas essentiel pour les anarchistes de tenter de constituer un pôle de lucidité, de rationalité et d’exigence intellectuelle ?

Sylvie Picard, groupe libertaire d’Ivry