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Antisémitisme, antisionisme et révolution

Le jeudi 27 novembre 2003.

La polémique enfle. C’est au tour d’un théologien musulman d’être taxé d’antisémitisme. Est-ce à tort ou à raison ? Ce n’est pas notre combat. Ce n’est pas notre dispute. Avant de l’accuser d’être antisémite, nous lui reprocherions d’être théologien. Nous, anarchistes et libertaires, n’avons rien à faire dans un débat qui oppose le plus souvent de manière ouverte ou cachée des partisans d’une vérité révélée, qu’elle soit chrétienne, juive ou musulmane.

Laïcité en danger pour les uns ou respect des croyances religieuses pour les autres, le port du voile ne nous laisse pas indifférents. Même si nous reconnaissons l’expression d’un désir identitaire face au rouleau compresseur de la marchandise, nous devons dire clairement que les raisons exprimées pour justifier le port du foulard, de la kippa ou des différentes croix, nous apparaissent comme des signes extérieurs d’aliénation et, donc, expriment le refus de considérer l’humain comme seul acteur de sa libération.

Pourtant, la question de l’antisémitisme ne peut être réglée en renvoyant dos à dos les adeptes des religions révélées. On assiste en France, depuis quelques années, à une sorte d’exorcisation de l’antisémitisme populaire.

Nous devrions reconnaître que l’expression, par les jeunes beurs des quartiers en difficulté, d’un antisémitisme plus ou moins larvé tombe à pic pour permettre à la France éternelle de se laver d’un quelconque soupçon d’inimitié envers les juifs. Notre bonne société française n’a pas de leçon à donner à ces jeunes gens. C’est bien d’elle que sont sortis ceux qui mirent en accusation Dreyfus ou qui écrivirent dans Je suis partout. Drieu La Rochelle n’est pas un nom arabe que je sache, le prénom de Papon n’est pas Ali, pas plus que celui de Hitler, d’ailleurs.

Et si, en fait, le reproche que l’on fait à cette jeunesse basanée de ne pas être intégrée était malvenu ? Ne peut-on dire qu’ils se sont tellement intégrés qu’ils ont intériorisé l’antisémitisme latent des couches populaires françaises, qu’ils expriment maintenant sans aucune culpabilité, mus par leur sympathie pour la « cause palestinienne ».

Nous devons, nous, anarchistes et libertaires, nous demander les raisons de notre intérêt pour cette affaire. Des situations similaires, où un pays occupe un autre pays contre son gré et provoque la colère et la résistance de ses habitants, il y en a pléthore dans le monde. Nulle part, je n’ai vu de proclamation de solidarité avec la juste lutte du peuple kashmiri, un peu avec le Tibet, mais rien à propos de la juste lutte des Soudanais noirs et chrétiens contre les Soudanais blancs et musulmans. La Tchétchénie remue bien les consciences, mais rien de comparable avec les poussées de fièvre qui nous embrasent quand on évoque le conflit palestinien. Tout près de chez nous, des luttes ont lieu entre un pouvoir militaire surpuissant et des conseils de tribus qui refusent de se laisser liquider, cela devrait intéresser les anars que nous sommes : solidarité avec les aarchs ! [1] De l’autre côté de la Méditerranée, des hommes et des femmes s’organisent et résistent, et cela ne semble pas nous intéresser. Mais ce qui se passe en Palestine-Israël nous obsède. Pourquoi ?

La grande spécificité de la lutte palestinienne est qu’elle se proclame « révolutionnaire ». Les principaux leaders laïques ont bien intégré le catéchisme marxiste-léniniste. Ils ont compris qu’en brandissant une kalachnikov et en criant : « Révolution », ils allaient s’attirer l’amitié des gens de gauche. Ils ont proclamé « la juste lutte du peuple palestinien » comme ils l’ont fait de celle du peuple irlandais, du peuple basque ou corse. Partout ils ont parlé à la place de ce « peuple » contre le peuple d’en face. Pourquoi devrions-nous être plus solidaires des Palestiniens que nous ne le fûmes des Algériens ? Nous avions alors compris qu’une lutte sans merci opposait deux factions nationalistes, et nous penchions, pour certains d’entre nous, un peu plus vers la plus faible qui se fit liquider. Très peu d’anarchistes refusèrent de participer à cette guerre insupportable. Plus tard, si nous fûmes contre la guerre du Vietnam, nous refusâmes d’être solidaires des Vietcongs. Nous savions d’avance ce qui allait se produire.

Là, nous pouvons avancer qu’il n’y avait pas de juifs impliqués dans ces conflits. Derrière notre solidarité avec les combattants palestiniens, y aurait-il un antisémitisme honteux qui n’oserait pas dire son nom, incapables que nous sommes, et pour la même raison, d’exprimer un antisionisme conséquent ?

Il est important d’affirmer que l’anarchisme ne peut en aucun cas être soupçonné d’antisémitisme. Le nombre de juifs ayant joué un rôle déterminant au sein du mouvement est trop important pour qu’un quelconque doute subsiste à ce propos. Que Gustav Landauer, Erich Mühsam, Emma Goldmann, Alexandre Berckmann, Rudolph Rocker (non juif lui-même mais militant essentiellement dans les milieux juifs) aient porté haut et fort les idéaux libertaires ne laisse pas de poser la question suivante : pourquoi n’ont-ils pas participé au mouvement sioniste qui existait depuis le début du XXe siècle ? Dans tout le mouvement ouvrier, on trouve des juifs qui refusent l’idée sioniste de règlement de la question juive, au profit d’une lutte pour la liberté humaine. Pour eux, l’édification d’un État ne pouvait pas être la solution au problème juif. Pour d’autres, pourtant, cet État était un pas vers cette solution. Pendant quelque temps, cette illusion perdura après la Deuxième Guerre mondiale, et particulièrement à travers l’attraction qu’exerçaient les kibboutzim qui purent apparaître à certains comme la continuation des collectivités espagnoles. [2]

Mais, avant, survint la tragédie nazie qui se termina sur l’horreur absolue. Les nationaux-socialistes ont voulu régler une fois pour toute la question juive. Ce crime prendra alors le nom de « solution finale ». Le silence recouvre tout. Les rescapés optent pour la plupart pour le non-dit. Entre-temps, l’État d’Israël a été créé, utilisant la mauvaise conscience des puissances victorieuses de la guerre. Grâce au travail courageux de ceux que l’on a appelé les « nouveaux historiens israéliens » [3], on sait aujourd’hui que les événements qui ont précédé et accompagné cette création sont à l’origine de la boucherie qui a lieu en ce moment. À partir des guerres israélo-arabes, et spécialement celle des Six Jours qui montre la fragilité d’Israël, un sursaut identitaire a lieu au sein des communautés juives d’Europe et en Israël. Il devient alors difficile d’apparaître comme antisioniste sans être traité d’antisémite. La « solution finale » change de nom et devient l’« holocauste ». Glissement symbolique, car ce terme se rapporte à un type de sacrifice religieux où tout est brûlé, alors que dans un sacrifice classique seules sont brûlées soit des prémisses de récolte ou des parties d’animaux, le reste étant laissé aux prêtres. Ce changement d’appellation permet à la fois de sortir la liquidation des juifs de l’histoire humaine, en la chargeant d’une dimension mystique et de l’utiliser comme justification ultime de l’action du gouvernement en place, travailliste ou bien likoud. Idith Zertal, historienne israélienne, va même jusqu’à dire [4] que les « créateurs de cette mémoire (la Shoah) étaient des politiques, des idéologues qui n’ont pas subi personnellement la solution finale nazie. C’est là que commence le processus de la dévaluation et de l’instrumentalisation de la Shoah en Israël ».

Cela rend évidemment toute critique difficile, et ça amène une population juive en Israël à se vivre comme une victime potentielle permanente, et empêche de se voir en tant que bourreau.

C’est ce que dit cette historienne :

« Nous nous tenons pour des victimes innocentes à tout point de vue, des victimes qui ne partagent aucune part de responsabilité pour ce qui nous arrive. »

Ce que renforce ce propos de l’ancienne dirigeante israélienne Golda Meir :

« Nous vous pardonnerons peut-être un jour d’avoir tué nos enfants, mais nous ne vous pardonnerons jamais de nous avoir mis dans la situation de tuer les vôtres. ». [5]

Mais l’antisionisme ne date pas d’aujourd’hui. Les premiers opposants à cette idée sont parmi les juifs eux-mêmes. Ce furent les rabbins les plus orthodoxes du début de l’autre siècle qui contestèrent le plus violemment ce projet. Éléments conservateurs si ce n’est réactionnaires, ils ne purent supporter que d’autres qu’eux puissent montrer la voie aux juifs. Se basant sur les textes sacrés, ils dénoncèrent ces choix en ces termes :

« Nous juifs pieux, nous devrions nous garder de suivre ces hommes pécheurs, qui s’efforcent d’opérer une Délivrance artificielle, elle est expressément interdite par la Thora. » [6]

Annette Wieworka rappelle qu’en « 1918, en Pologne, folkistes et bundistes sont résolument antisionistes. Ils s’opposent donc, souvent violemment, à l’idée de la création d’un État juif en Palestine, que prônent divers partis de la nébuleuse sioniste. […]. Le problème que doivent résoudre les sionistes religieux, c’est la conciliation de l’idée du sionisme : le retour en Palestine par des moyens humains, avec la religion pour laquelle il ne peut y avoir, en schématisant, de retour en terre d’Israël qu’après la venue du Messie ». [7]

Nous n’avons pas le choix, nous devons dire que les victimes, les opprimés sont de l’autre côté du mur. Que si le fait d’Israël est devenu incontournable, la création d’un État palestinien est le passage obligé aujourd’hui pour sortir de cette folie meurtrière. Mais cet État n’est pas notre combat. Nous ne pouvons en aucun cas et de quelque façon que ce soit prendre le parti de ceux qui envoient leurs enfants chargés d’explosifs tuer les enfants et les autres d’en face. Pas plus dans cette guerre que dans une autre plus « officielle » (sic).

Nous sommes solidaires de ceux qui maintiennent au péril de leur vie le pont ouvert entre les deux entités. Qu’ils soient des civils ou des militaires refuzniks, ils refusent de voir dans leur vis-à-vis une cible potentielle. Ils sont devenus la plupart du temps les premiers ennemis de leur camp. Ils sont des traîtres mais ils portent la vie. [8]

Le terrorisme porte en lui une conception politique de l’organisation sociale que nous récusons totalement. Cette conception du « tous coupables » ne peut que nous révulser. Ceux qui sont à l’origine de ces actes sont pour la plupart des croyants, du même type que ceux qui tiennent les colonies. Les religieux juifs et musulmans mènent le même combat : faire tout ce qu’il faut pour rendre l’assimilation impossible. Leur peur est que Yasser puisse faire l’amour avec Esther et Moshe avec Leila ou Yasser avec Moshe et Leila avec Esther. Alors que nous nous battons pour cela.

Pierre Liebrecht


[1On pourra trouver beaucoup d’informations sur les « aarchs » sur Internet : http://membres. lycos.fr/aarchs/ ou http://forum.europeanservers.net/cg....

[3Simha Flapan, Tom Segev, Avi Schlaïm, Ilan Pappé et Benny Morris.

[4Idith Zertal, Interview, Libération, 21 septembre 2003.

[5Citée par Jean Daniel : extraits de La Prison juive dans le Nouvel Observateur, 30 oct.-5 nov. 2003.

[6Rabbin Nathan Schapira in L’Opinion des rabbins sur le sionisme, Varsovie, 1902. Cité dans Judaïsme contre sionisme, Emmanuel Lévyne, Éditions Cujas, Paris, 1969.

[7Annette Wieviorka : « Les Juifs de Varsovie à la veille de la Seconde Guerre mondiale » (1994) in Les Cahiers de la Shoah, nº 1, 1994.

[8Sites web israélo-palestiniens pour la paix : http://www.plusloin.org/Liens/paixp....