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« Elle est des nôtres » un film de Siegrid Alnoy

Le jeudi 27 novembre 2003.

« Les héros et héroïnes de tragédies commettent le crime afin de reconnaître leur innocence. Quel système légal pourrait comprendre cela, si nous sommes incapables de comprendre la teneur de ce paradoxe, le futur sera implacablement autoritaire. » Edward Bond



Le titre utilise ironiquement cette chanson qui accompagne en général le verre qu’on prend et qu’on n’a pas le droit de lâcher avant qu’il ne soit complètement vide. Ce verre-là, notre « elle » va le boire jusqu’à la lie, symboliquement, bien entendu. Elle s’appelle Christine, elle est intérimaire. Elle travaille dans des bureaux neutres, mange dans des cantines neutres, fréquente les Mac Do les plus neutres possibles. Elle n’a pas de vie à elle, en tout cas, si elle en a une, elle la cache à tout le monde. À ses parents en particulier, car c’est là qu’elle va dîner, une fois par semaine. Son nom de famille est Blanc. Elle a beaucoup de choses en commun avec le blanc, l’état vierge, inentamé. Elle remplit toutes les semaines des pages blanches, consciencieusement, elle part à l’assaut du monde, se présente, mais le monde se dérobe, ne veut pas d’elle. Pourtant elle s’applique, fournit un travail impeccable. Mais personne ne veut s’approcher d’elle, la regarder, ni la fréquenter. Alors ce qu’elle fait, c’est répéter ce que disent les filles qui ont quelqu’un dans leur vie. Elle répète les paroles entendues, stupides, stéréotypées, vante les atouts de la dernière voiture à la mode : la tchatche des bureaux, le vide sentimental des autres la contamine, lui donnant un semblant de contenance, pense-t-elle. Car elle est disponible, accueillante, perméable à tout.

La première partie du film, magistrale, communique son état psychique, signalant au passage la détresse des paysages industriels, la désolation des zones à proximité des grandes agglomérations qui se ressemblent toutes, surtout là, où elle trouve ses boulots. Quand elle fait des tentatives pour briser son isolement, on la regarde comme si elle avait perdu la raison. Et, en fait, c’est un peu ce qui se passe, elle commence à ne plus trouver aucun repère dans cet ensemble indistinct de centres commerciaux, de supermarchés, d’immeubles de bureaux totalement dépersonnalisés, dans ces couloirs sans fin, ces lieux qui se ressemblent tous.

La deuxième partie du film est un peu surchargée d’événements et d’actions, mais la belle tenue originale de ce « road movie » d’une âme en peine ne se démentira jamais. Des situations surprenantes apportent tantôt le dépaysement, tantôt la stupeur, toujours quelque chose d’inédit. Le film nous tient en haleine, jusqu’à la fin, troublante.

Que serait ce premier film sans ses interprètes : Sasha Andrès est Christine Blanc, un visage neuf, inhabituel, inoubliable. Elle porte ce film, et le film le lui rend bien. Catherine Mouchet apporte sa sensibilité, son jeu simple, juste. Carlo Brandt a trouvé là un de ses rôles les plus séduisants : un commissaire de police comme on n’en a jamais vu. Il est flanqué de deux flics auxiliaires aussi inefficaces que drôles. Sébastien, un jeune homme qui s’approche d’elle d’instinct, est joué par Pierre-Félix Gravière. La réalisatrice est aussi scénariste. Elle nous étonne par la richesse de ses personnages secondaires ou principaux, qui existent tous et prennent de l’épaisseur. Elle fait entrer Sébastien dans le monde mental de son héroïne. Il est témoin et complice avant de devenir son unique et grand ami. Dans un autre second rôle, une prestation inattendue de Jacques Spiesser et puis un dernier rôle pour Daniel Ceccaldi (le père de Christine) qui s’éclipse pour toujours après une scène bouleversante de douleur et de vérité.

Siegrid Alnoy dit de son premier film qu’il « refuse le désenchantement du monde, mais qu’il dit l’inaptitude humaine à réaliser l’Amour… »

Heike Hurst