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Retour sur le mouvement social du printemps

Le jeudi 30 octobre 2003.

Notre collectif, « La Sociale », est constitué principalement de militants de la CGT. Notre vision des événements en est nécessairement influencée, nous en sommes bien conscients.

Nous avons pu entendre dans le mouvement libertaire une incroyable litanie de propos gauchistes, pour la plupart empruntés au trotskisme. De fait, ceux qui se croient toujours plus libertaires que les autres nous ont gavés de leur foi dans un nouveau « fer de lance » de la lutte, de la trahison des « dirigeants » syndicaux, de la radicalité supposée (mais jamais constatée) de la base, etc. Pour notre part, nous avons tenu à ce que chacun sache qu’il existe un autre point de vue libertaire, le nôtre, sur une analyse de faits concrets, en nous tenant loin des fantasmes.

Du soutien aux « assemblées générales » interprofessionnelles et autres coordinations, à l’incantation à la grève générale en passant par l’apologie des petits syndicats dits alternatifs, rien n’a manqué. La presse libertaire a aussi réussi à réserver ses lignes les plus dures non pas contre le gouvernement, le patronat ou même la CFDT ou la CGC mais contre une organisation qui n’a pourtant pas signé les accords, qui a assuré l’essentiel du travail nécessaire à la mobilisation et qui a rassemblé au moins la moitié des manifestants dans ses rangs : la CGT.

Mais ce qui ne cesse de nous étonner, c’est que tous ces positionnements sont les mêmes que ceux de… l’extrême-gauche. Aujourd’hui, l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme en particulier, pourraient redonner des perspectives à une classe ouvrière qui n’en a plus. Mais pour cela, il faut avoir les idées claires. Nous espérons que l’analyse que nous vous livrons pourra être utile aux libertaires et aux syndicalistes.

Le rapport de force

Malgré l’euphorie du moment que certains ont pu ressentir, ça s’engageait mal pour la classe ouvrière. En effet, la France a la particularité d’être le pays où il existe le plus d’organisations syndicales et où le nombre de syndiqués est le plus faible. À peine 8 % de travailleurs organisés et malheureusement fortement divisés. Une pratique de la grève de moins en moins « naturelle » due à des années de combats perdus, de démantèlement des bastions ouvriers, au remplacement des vieilles générations militantes par des jeunes sans culture de lutte.

Un prolétariat de plus en plus atomisé dans de petites unités de travail, les PMI et les PME, elles-mêmes sous la pression des barons du capitalisme.

En face, le gouvernement est conscient de tout cela, bien qu’il soit méfiant vis-à-vis d’une possible fronde populaire. Il détient tous les leviers du pouvoir, fort de sa légitimité démocratique écrasante et, à la différence de la gauche, il est sans complexe au sujet des coups qu’il peut nous donner. Il sait également depuis notre défaite de 95 qu’il suffit d’être patient quitte à lâcher quelques concessions aux secteurs les plus mobilisés. Ce coup-ci, il jouera plus fin.

De plus, les médias nous expliquent à longueur d’année que notre santé, nos retraites ont un coût trop élevé. Ces mêmes médias en arrivent même à influencer les militants qui y voient là une source d’information comme une autre et en oublient qu’elle est manipulatrice et sert habilement les intérêts de la bourgeoisie.

Pour terminer, les travailleurs ont peu de chose à attendre d’une éventuelle alternative à gauche car ils savent bien que question « coup de couteau dans le dos » la gauche en connaît un rayon. Et cela n’est pas vraiment mobilisateur pour un prolétariat qui ne sait plus vraiment à quel saint se vouer, pour des syndicalistes qui ont toujours attendu beaucoup de la représentation politique et qui aujourd’hui se sentent bien seuls.

Nous allions monter sur le ring et nous n’étions pas favoris, loin de là.

L’unité

C’est le 13 mai que la mobilisation a été la plus forte et ceci n’est pas tant dû à la capacité de mobilisation de la CFDT qu’à l’effet catalyseur de l’unité syndicale sur la mobilisation des salariés. Il sera bon de nous en souvenir pour les luttes à venir car même si la CFDT est enfoncée jusqu’au cou dans la collaboration, elle n’en reste pas moins un syndicat de masse majoritairement implanté dans le privé.

Quant au G10, toujours en marge de l’unité mais sentant la mobilisation monter, il tente le coup de force en appelant à la grève générale « reconductible » dès le 13 espérant bien entraîner une partie de la CGT. Comme si la grève générale n’était qu’un simple mot d’ordre que l’on peut reconduire à souhait. Ce fut un échec cuisant. Peu de salariés, peu de syndicats l’ont suivi. Quand ils l’ont fait, les plus clairvoyants ont repris le travail, histoire de ne pas jouer les avant-gardes et de garder des forces car on ne proclame pas une grève générale… qui ne se fait pas toute seule. Appeler à la Grève générale à ce moment-là n’était ni crédible, ni sérieux.

On ne peut pas reprocher à la CGT de ne pas l’avoir fait. Elle a été tout simplement pragmatique. À la vue du rapport de force toujours très défavorable malgré les millions de manifestants, il n’était pas raisonnable de briser l’unité car à cette date la CFDT était toujours de la partie. Quoi qu’il en soit, la CFDT brisa ses engagements le 15 et le mouvement ne fut plus jamais aussi puissant. En agissant ainsi, François Chérèque et ses amis coupaient l’herbe sous le pied de son opposition interne que les mobilisations auraient requinquée. Ils plaçaient sa centrale comme interlocutrice privilégié de tous les gouvernements et comme partisane des « réformes nécessaires ».

Les dirigeants cédétistes brisaient le front syndical issu de la stratégie cégétiste du « syndicalisme rassemblé ». Le syndicalisme rassemblé est un puissant levier pour les luttes puisqu’il répond à la demande d’unité de la part des salariés mais il a le « tort » de renforcer principalement la CGT car elle est le plus gros et le plus combatif des syndicats. Le G10 ne s’y est pas trompé non plus puisque toute sa stratégie s’est basée sur « ne jamais faire l’unité » et essayer de « pousser la CGT à la faute ».

Les AG interprofessionnelles

Voici ce que nous écrivions dans un tract le 10 juin : « On voit beaucoup fleurir par les temps qui courent des comités et autres coordinations ! ça a le goût de l’indépendance, le parfum de la souplesse non-conformiste et, ce qui n’est pas négligeable, ça se donne des titres ronflants qui nous bercent de tendres illusions. Nous demandons à ceux qui se sont engagés dans ce type de structure de réfléchir aux questions suivantes : qui est réellement mandaté dans les AG et par qui ? Qui contrôle la tribune et donc les débats et les votes ? En quoi un comité/coordination est plus efficace qu’un syndicat ? Pourquoi créer une structure différente si c’est pour finalement "faire pression" sur les confédérations syndicales pour qu’elles se positionnent "correctement" ? Pour nous, anarcho-syndicalistes, les réponses sont claires : l’expérience acquise dans les confédérations ne peut être remplacée par des structures éphémères. Quant au risque de manipulation politique, il est bien plus grand dans des lieux informels où naviguent les vieux briscards du gauchisme. »

Nous ne nous étions pas trompés. Tout ça a un air de déjà vu. Et une fois de plus, de trop nombreux camarades tombent dans les vieux pièges en essayant de réinventer l’eau tiède.

À Montpellier, c’est autour des enseignants du premier degré que se sont construites les AG interpro. Tout d’abord, dès février et plus encore à partir d’avril, les enseignants ont entamé la lutte au sujet de la décentralisation. Rapidement ils ont organisé des AG dites de secteur (géographique), soutenues par des syndicats (SnuiPP-FSU, SUD Éducation, SNE, Snudi-FO, CNT).

Malheureusement cette organisation favorise l’expression de gros contingents de convaincus qui se coupent du grand nombre resté dans les établissements. Que 4 à 500 personnes votent la grève reconductible à l’AG de Montpellier, c’est bien, mais quand cette grève n’est suivie que par 20 % maximum des personnels dans un département apparemment très mobilisé, cela pose question sur sa représentativité. De plus, lors de ces AG, pas de mandat, pas de contrôle, et on vote « un homme = une voix », peu importe qui il est, d’où il vient, où il travaille, et surtout qui et combien il représente… On peut rajouter à propos des syndicats associés qu’au moins deux sont fortement influencés par les trotskistes locaux : SnuiPP (LCR) et FO (PT).

Ce comité de grève appelle le 29 mai à des « AG » interpro. On y arrive. On remarque qu’en plus dudit comité, le G10 y appelle ainsi que les satellites trotskistes tels que l’École émancipée-FSU. Les gauchistes manœuvrent partout pour tirer dans ce sens, quitte à essayer de manipuler des AG d’entreprises parfois avec succès sur la fin du mouvement. Les délégués de ces boîtes ont alors la fâcheuse tendance de ne pas porter la parole de leur AG d’entreprise mais de faire redescendre les « ordres » de l’inter-pro. Le « comité central » n’est pas loin.

Les buts avoués sont d’attirer des syndicats confédérés, de pousser les confédérations à appeler à la grève générale. Un autre but est d’affaiblir la CGT, de dresser contre elle une partie des travailleurs en l’accusant de tous les maux. Le 12 juin, c’est sans hésitation que des enseignants, des militants de SUD et de la LCR conspuent la CGT lors d’une prise de parole de Marc Lopez, secrétaire de l’UD-CGT. Il s’agit d’un travail de sape qui ne peut que conduire à la division durable du salariat.

Pour nous, anarcho-syndicalistes, il va de soi que seule une organisation rigoureuse et une pratique de la lutte peuvent empêcher ce type de manipulation. Certes, le mouvement se cherchait et une partie de celui-ci a cru bon de « s’auto-organiser ». Mais cette « auto-organisation » ne fit guère plus que de l’improvisation. On ne gagne pas une bataille d’une telle importance en n’y étant pas préparé.

La seule certitude, c’est qu’il nous paraît nécessaire de renforcer le syndicalisme c’est-à-dire de multiplier ses adhérents et de réduire son nombre de chapelles. Les AG doivent se tenir sur les lieux de travail et les syndicats doivent porter leurs revendications. La coordination doit être l’œuvre des syndicats au sein de leurs unions locales ou départementales ainsi que dans leurs fédérations. Et en attendant une hypothétique organisation unique, les anarcho-syndicalistes doivent, à l’intérieur des organisations syndicales et des unions professionnelles où ils militent, pousser au regroupement des syndiqués et des travailleurs en lutte dans des intersyndicales qui complèteront le système. Il n’y a là rien de nouveau : il s’agit des pratiques mises en place par le syndicalisme depuis ses origines et que parfois nous oublions.

La grève générale

On est en droit de s’interroger sur la signification des appels litaniques du type : « Dirigeants des organisations ouvrières (sic) ! Appelez à la grève générale » alors que l’on doit savoir que la grève générale, à aucun moment et dans aucun pays, n’a été décrétée par qui que ce soit, si ce n’est par les travailleurs eux-mêmes. Les appels à la grève générale dans l’éducation, ou à la grève générale reconductible, nous confirment cette confusion. Soyons sérieux, la grève générale est tout d’abord interprofessionnelle, elle nécessite l’occupation des lieux de travail. Ensuite elle peut devenir expropriatrice, les travailleurs prenant en main la production et les services publics. Ce sont alors les prémices de la révolution. Cette confusion des mots a eu cours dans les AG, dans la presse syndicale, dans la déclaration des bureaucrates, dans l’ensemble des médias. Elle est la preuve d’une culture syndicale limitée et affadie avec la volonté de certaines composantes syndicales d’utiliser cet imbroglio pour éviter l’élargissement.

Il a été beaucoup reproché à la CGT de ne pas appeler à la grève générale. Ces reproches viennent essentiellement d’organisations extérieures à la CGT et qui pour beaucoup lui sont hostiles ou concurrentes. On chercherait à l’affaiblir, on ne s’y prendrait pas autrement. La CGT n’a pas cessé de dire que la grève générale ne se décrétait pas, que ce serait les travailleurs à la base qui la décideraient. Il est surprenant que des libertaires aient quelque chose à redire à cela. Dans un tel contexte, le rôle d’une confédération est bien de favoriser l’extension du mouvement. De nombreux militants de la CGT se sont mobilisés dans ce sens. Les appels confédéraux pour étendre le mouvement ont été incessants. La bataille de l’opinion publique a été gagnée. De nombreuses fédérations ont appelé à la grève reconductible et à une mobilisation générale à partir du 3 juin. On peut reprocher à la CGT cette date tardive, le manque de rythme de la mobilisation avec des journées d’actions peut-être trop éloignées.

La mobilisation des salariés étant fortement corrélée à l’implantation syndicale et les déserts étant légions, on ne peut reprocher à la CGT de ne pas avoir appeler à la grève générale alors que tous les signes montraient qu’on allait au casse-pipe. Il ne faut pas confondre audace et témérité. C’est cela aussi la force d’une confédération : être capable de juger d’une situation en couvrant de larges franges du prolétariat.

Des camarades ont joué les avant-gardes alors qu’ils étaient généralement très minoritaires. Ils ont perdu parfois un ou deux mois de salaire. C’était courageux mais ils ont conduit des salariés à l’abattoir. Des drames humains se sont joués. Des salariés sont dégoûtés à vie de lutter. C’était insensé.

Pour conclure

Des combats, nous allons en livrer d’autres et en perdre beaucoup face à la réaction. Tous les acquis issus des luttes ouvrières du passé vont être malmenés. Nous sommes impuissants à y répondre à court terme du fait de nos divisions et de nos faibles effectifs.

Il est confortable dans ces conditions d’accuser « les autres » d’être responsables des échecs collectifs que nous subissons. Bien sûr, les grandes confédérations, et la CGT en premier, n’ont pas toutes les vertus. Il y a des fédérations qui jouent un jeu trouble, notamment certaines du privé qui craignent de perdre des cartes si on défend les fonctionnaires. Peut-être n’ont-elles pas bien lu le plan Fillon ? Il est vrai aussi que de nombreux camarades n’arrivent pas à se débarrasser de leur vieux fantasme sur la nécessité de l’alternative politique de gauche, du découpage entre le politique et le syndical. Il n’est pas facile de changer une façon de penser et d’agir vieille de plus d’un demi-siècle. Pourtant la CGT a de nombreuses propositions sociétaires, politiques, mais elle n’a pas encore réappris à se passer des partis pour les porter en avant. La visite de Bernard Thibault au congrès du PS était sans doute destinée à rassurer les tenants de ce partage des tâches. La CGT est aussi traversée d’un courant qui aimerait bien la voir s’institutionnaliser. L’abandon des références au socialisme au congrès de 95 va dans ce sens. Pour nous néanmoins, la CGT reste de loin l’organisation la plus vivante, la plus porteuse de promesses. D’ailleurs, il n’y a qu’à en faire le constat sur les dernières années, partout où ça se bagarre la CGT n’est jamais loin ! Toutes les organisations peuvent-elles en dire autant ?

Certains, qui sont pourtant incapables de faire de tels constats (et pour cause), nous présente les SUD et le G10 comme le nouvel eldorado. Mais on est bien en mal de nous dire pourquoi. Seuls les trotskistes le savent. Leurs efforts pour en assurer le contrôle payent. A Montpellier G10 et LCR défilent généralement côte à côte. Ici, les gauchistes ont quasi tous quitté les autres syndicats (hors éducation nationale) et n’ont pas hésité à diviser un peu plus les salariés en réalisant des scissions. L’organisation en syndicats départementaux issue de ses origines cédétistes facilite grandement la prise en main de ses structures. Ce soi-disant syndicalisme de « lutte et de transformation sociale » parfois efficace dans les conflits corporatistes a subi un échec cuisant ce printemps en étant incapable de peser sur la situation. Alors que la CGT est de moins en moins une courroie de transmission, le G10 fait le chemin inverse. Quant à la CNT, elle fut un très grand syndicat ouvrier outre-Pyrénées mais aujourd’hui en France ne reste-elle pas qu’un syndicat anarchiste malgré ses récents succès ? Et nous ne voulons pas d’un syndicat anarchiste comme nous ne voulons pas d’un syndicat communiste, ni d’un syndicat trotskiste, ni d’un syndicat socialiste… Nous voulons un grand syndicat réunissant les travailleurs, celui de la classe ouvrière et du prolétariat.

Malgré le sentiment d’échec, le syndicalisme a démontré à nouveau ce printemps qu’il était la seule force capable de s’opposer au capitalisme. Il apporte des capacités d’actions au plus proche des salariés dans leurs entreprises mais aussi au niveau national et international sur les grands sujets de société.

Le rôle des anarchistes est de s’investir massivement dans le mouvement syndical tel qu’il l’a fait à l’aube du xxe siècle. Nous confronter aux autres, avancer avec eux, apporter nos analyses, nos pratiques de la démocratie (assemblées, mandatements, rotations des tâches, procès-verbaux, etc.) sans les arrière-pensées boutiquières qu’ont les postulants à la conquête du pouvoir politique. Conscients que les choix d’adhésions peuvent être variés, partout les salariés, les syndicalistes, les anarchistes doivent s’opposer à l’institutionnalisation mortifère du syndicalisme et à son morcellement. Bien au contraire ils doivent travailler à son développement, à son unité d’action et éviter tout émiettement synonyme de divisions et de temps perdu. Reconstruire pierre après pierre l’unité organique du « parti du travail » est un enjeu majeur. L’indépendance face au patronat, à l’état et aux partis politiques est primordiale pour rassembler les salariés et mener une politique authentiquement prolétarienne. Le syndicalisme doit se positionner sur les choix de société, œuvrer à défendre, consolider et conquérir des acquis de société en attendant « la suppression de l’exploitation capitaliste, notamment par la socialisation des moyens de productions et d’échange ». Enfin, le syndicalisme doit développer ses liens internationaux pour lutter efficacement contre la mondialisation capitaliste et étendre l’esprit de la lutte et l’espoir d’un autre futur.


Le Collectif anarchosyndicaliste La Sociale sévit à Montpellier (la.sociale@wanadoo.fr)

Une réaction à ce texte dans Le Monde libertaire nº 1336