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Un Bien chouette métingue

Le jeudi 20 novembre 2003.

La première journée du Forum social libertaire s’est terminée par un meeting qui a réuni des centaines de personnes à Saint-Ouen. Trois des organisation participantes ont pu ainsi mettre en avant les thématiques qui nous sont communes, comme celles qui leur sont propres.



David, Fédération anarchiste

Nous voudrions dire quelques mots au nom du collectif d’organisation du Forum social libertaire. Quelques mots à propos de pourquoi nous avons organisé ce FSL et quelles perspectives il offre.

L’organisation de ce FSL s’inscrit dans le contexte d’une année chargée en luttes et en mouvements sociaux. Il s’inscrit aussi, pour le mouvement libertaire, dans la poursuite de la mobilisation réussie contre le sommet du G8 à Évian en juin dernier. Une mobilisation au travers de l’expérience de la Convergence des luttes antiautoritaires et anticapitalistes et du Village alternatif, anticapitaliste et antiguerre. Ces deux initiatives nous ont permis de montrer qu’en étant uni, le mouvement libertaire pouvait être une force de mobilisation et de contestation incontournable mais aussi qu’il pouvait être porteur d’alternatives sociales en acte. Nous avons porté l’idée d’une rupture avec le capitalisme.

L’objectif de la mobilisation libertaire contre le G8, tout comme ce Forum social libertaire, qui se veut être une alternative au FSE, est d’affirmer et de faire exister un pôle politique et syndical anticapitaliste, antiautoritaire et révolutionnaire. Un pôle qui soit autonome des courants réformistes, des ONG ou de tous ceux qui veulent simplement humaniser le capitalisme. À nous de nous démarquer par nos analyses, nos pratiques et nos initiatives. Nous avons à prouver que les libertaires peuvent représenter aujourd’hui une force non négligeable dans le contexte actuel.

De même, ce FSL se veut être un espace de rencontres, d’échanges et de convergences des luttes que nous menons tout au long de l’année. Un lieu d’échange et de mise en valeur de nos analyses et de nos pratiques dans les mouvements sociaux comme ceux du printemps dernier.

Demain, nous serons ensembles dans la rue, et, comme l’organisation commune des nombreux débats et forums, cela témoigne d’une réelle vitalité du mouvement libertaire. Cela témoigne aussi et surtout d’une volonté d’agir ensemble par delà nos différences et spécificités. En effet il y a urgence.

Urgence à affirmer un pôle révolutionnaire porteur de revendications, d’alternatives et de projet social face à l’offensive capitaliste actuelle.

Urgence à offrir des perspectives, au-delà de toutes illusions électorales, au mouvement social face à l’offensive patronale et étatique. Une offensive qui se traduit concrètement par la dégradation des conditions de vie et de travail des salariés au travers des attaques sur le temps de travail, la multiplication des emplois et des statuts précaires, l’augmentation des licenciements et donc du chômage mais aussi l’amputation des droits des chômeurs et des précaires. Ce sont ainsi 800 000 chômeurs qui verront, à partir du premier janvier prochain, leur allocation réduite ou qui seront radiés des Assedic. De même le passage du RMI au Revenu minimum d’activité (RMA) se traduira par une hausse de la précarité institutionnalisée ainsi que par des cadeaux au patronat. En effet, les patrons pourront faire travailler trois personnes au RMA pour le prix d’un seul smicard ! Cette offensive patronale et étatique vise en fait à libéraliser à outrance le marché du travail, à faire table rase de 80 ans de conquêtes sociales, à démanteler les services publics, à réhabiliter une certaine morale productiviste en sacralisant le travail, et à continuer à diviser et à briser les individus sur des critères de sexe, d’âge, d’origine ou de nationalité. Urgence en effet face à la peste sécuritaire, nationaliste et militariste mais aussi face au patriarcat et à l’ordre moral.

Enfin, il y a aussi urgence à tisser des liens dans nos luttes sur le plan international.

Car des montagnes du Chiapas aux ruelles de Gaza en passant par les banlieues de Londres, Paris ou Berlin nous sommes confrontés aux mêmes logiques capitalistes, au même ordre étatique et sécuritaire ou militariste.

Nous ne pouvons que saluer l’exemple des luttes populaires en Argentine et en Bolivie contre le libéralisme et ses conséquences.

Saluons aussi nos camarades anarchistes brésiliens qui participent activement aux luttes contre le gouvernement Lula ; gouvernement qui fait emprisonner les paysans sans-terre. et qui est le meilleur reflet des illusions électorales d’une gauche radicale qui, une fois au pouvoir, se transforme en gestionnaire du système dont les intérêts ne sont pas les nôtres.

Alors, n’attendons pas, ce FSL doit être une étape de plus pour offrir des perspectives au mouvement libertaire et, plus généralement, au mouvement social. Une étape de plus pour faire émerger les idées et les pratiques qui nous sont chères telles que l’autonomie du mouvement social par rapport à toute représentation politique, l’auto-organisation dans les luttes et, comme forme d’intervention sociale, la démocratie et l’action directe !

Guillaume, Alternative Libertaire (AL)

Effectivement, il est de notre responsabilité de rendre crédible une politique anticapitaliste de masse. Il faut nous adresser aux travailleuses, aux chômeurs, à toutes celles et ceux qui subissent chaque jour le cauchemar néolibéral, et qui ne croient plus à la possibilité de changer la société. Tous les espoirs autrefois cristallisés dans la gauche ont volé en éclats, et les différents partis de gauche, au lieu de faire le bilan de leur faillite, restent obsédés par leurs petites courses électorales. Or depuis quelque temps, un spectre hante la gauche dirait-on : c’est le spectre de l’« anarchosyndicalisme ». Du PS à la LCR, en passant par le PCF, on ne rêve qu’à une chose, « représenter » ou « être la traduction politique » du mouvement social. Malheureusement pour eux, cette prétention pour l’instant reste vaine, et c’est Gilles Lemaire, le secrétaire national des Verts, qui exprimait le mieux ce désarroi en déclarant en septembre qu’il craignait « la dérive du mouvement altermondialiste vers l’anarchosyndicalisme ». Mais que se passe-t-il donc ? Tous ces militants des luttes sociales, ces grévistes de mai-juin 2003, ces syndicalistes, ces militants altermondialistes, ces militants solidaires des sans-papiers ou des sans-logis, tout un pan du mouvement social, semble de plus en plus indifférent — voire carrément hostile — aux gesticulations de la gauche gouvernementale. À ce cruel divorce, il ne peut y avoir que deux explications. Ou bien ce sont ces centaines de milliers d’opposants actifs au libéralisme qui, par manque de maturité, n’ont rien compris. Ils n’ont pas compris à quel point une nouvelle gauche plurielle — « vraiment à gauche », il va de soi — était indispensable à leur combat. Ou bien, et c’est ce qui semble le plus évident, nous sommes à nouveau en train d’assister à la mort d’une utopie : celle de la social-démocratie. Certes, la social-démocratie, telle qu’incarnée dans les partis PS, PCF, Verts, etc. n’est pas morte, loin de là. Mais l’idée social-démocrate, celle d’un capitalisme à visage humain, équilibré dans le statu quo entre salariés et patrons, cette idée semble, elle, bel et bien dépassée.

D’une part le patronat, dont en France le Medef est l’avant-garde, n’a plus que faire des statu quo, et poursuit son projet d’une société intégralement livrée à loi du marché. D’autre part la gauche elle-même, continue de défendre un projet réformiste sans bases réelles, sans marges de manœuvres, face à la domination du capital. Et pourtant, régulièrement renaît la tentation de fonder une néo social-démocratie, « à gauche vraiment », « à gauche de la gauche » ou « 100 % à gauche », pour battre le libéralisme. À ces camarades, nous disons : attention, ce qu’on n’a pas gagné par les luttes sociales, on ne le gagnera pas en entrant dans les institutions républicaines. On n’y gagnera que la défaite, la désillusion et la marginalisation des mouvements sociaux.

Alors. Un patronat agressif, une gauche démolie, une néo-gauche de gauche impuissante. Tout cela rend bien dérisoires les appels du pied en direction du mouvement social, pour qu’« enfin » ses militants les plus en vue se décident à « prendre leurs responsabilités » en se présentant aux élections. Mais ces incessantes sollicitations ne sont pas seulement dérisoires, elles nient implicitement la capacité des mouvements sociaux, des chômeuses, des travailleurs, à se réapproprier le politique hors du champ institutionnel. Alors, l’avenir est-il au mouvement libertaire ? Aux stratégies et aux pratiques qu’il inspire ? Disons que pour une bonne part, nous sommes au milieu du gué. Pour le mouvement social, il est évident que la résistance au libéralisme la plus efficace est une opposition extraparlementaire, sur le terrain des luttes sociales, dans les entreprises, dans les quartiers. Et pas dans les ministères, les conseils régionaux ou au Parlement européen. C’est en soi une victoire de la lucidité. Pourtant, la question d’un projet de société alternatif au capitalisme reste, elle, en suspens. Or si le mouvement social reste muet sur le projet de société, il se contentera, sur le plan politique, d’être le spectateur désabusé d’une gauche gouvernementale qui, comme en 81, comme en 97, comme avec Lula aujourd’hui au Brésil, la conduira à l’impasse. Cette question du projet de société, c’est l’enjeu de demain, qui cristallisera toutes les attentions au fur et à mesure qu’il se précisera.

Il se dessine dans les grèves, les actions radicales, les assemblées générales. Il faut que ces pratiques sociales s’articulent à un projet qui leur corresponde, et qui ne peut être qu’un projet fondé sur le socialisme et l’autogestion. L’échec du « socialisme d’État » est patent. Il a pendant un temps laissé penser que le capitalisme était l’horizon indépassable de l’humanité. D’une part, l’URSS a été remisée au placard des vieilles illusions. D’autre part, la social-démocratie est morte dans ses prétentions à changer la vie.

Le mouvement libertaire affirme que, débarrassée de ces leurres, la question de la transformation sociale peut être à nouveau posée. Les civilisations sont mortelles. Le capitalisme l’est aussi. Nous ne sommes donc pas condamnés à rester enchaînés à ses dogmes et à ses diktats. Il y a une vie après le capitalisme, elle mérite d’être vécue.

Chantal, Organisation communiste libertaire (OCL)

Pour vivre dans un autre monde, nous n’avons, certes, pas de recette miracle. Mais nous nous distinguons très clairement d’un certain label, actuellement en vogue, grâce auquel une partie du Forum social européen espère habiller le mouvement social de vertus dites citoyennes. Il alterne entre la recherche d’un nouveau mouvement politique et la pratique d’un lobbying envers les décideurs de ce monde.

Nous n’avons rien à voir avec ce type de stratégie de pouvoir ou de groupe de pression. Ce qui nous unit, au FSL, c’est l’affirmation d’une rupture sans équivoque avec le système capitaliste. Cette rupture garde aujourd’hui toute sa pertinence dans les mouvements sociaux.

Si nous nous proclamons révolutionnaires libertaires c’est qu’aucun aménagement de ce monde ne pourra permettre la mise en place d’une société débarrassée de toute forme de domination. Bien au contraire l’espérance d’un capitalisme à visage humain, autrement dit d’un mondialisme humanitaire, ne fait que renforcer la pensée unique d’un système indépassable : on ne peut pas faire mieux que la démocratie à l’occidentale et ses précieux droits de l’homme, nous dit-on. Ils peuvent faire pire, disons-nous !

Ce forum est à notre image, radical et pluriel. Il ne s’agit pas, pour l’ensemble des groupes participants, de se dissoudre dans une unité consensuelle, mais d’unir nos forces pour une actualisation et une remise en débats toujours nécessaire de notre lutte contre le capitalisme et le patriarcat ; de nos propositions pour une société libérée de toute oppression.

Les débats proposés dans le cadre de ce forum sont autant de questions. Comment passer de la journée d’action syndicale à la grève générale ? À partir de la critique de l’école éducatrice actuelle comment aborder la question de la transmission des savoirs, des compétences sans fonctionner sur un mode hiérarchique ou centralisateur ? À quoi servent les services publics actuels ? Et que devrait être un service public dans une société sans État ? Et bien d’autres questions qui ont le mérite de laisser place aux différentes approches et expériences. Réfléchir sur les modes d’action et sur le fond des mobilisations, par exemple comment mener une lutte contre le nucléaire, pour l’environnement, etc., sans questionner les notions de progrès, de développement, et de productivisme qui sont au cœur d’un problème tout à la fois politique, social et philosophique.

Ce forum est le prolongement logique d’initiatives et de moments de luttes sociales ; il est nécessaire de subvertir le monde par des mouvements et des réseaux qui fondent leur action sur des principes radicaux pour une remise en cause globale du système capitaliste et de tous ses outils d’oppression. Car nous ne pouvons pas combattre pour une société nouvelle avec les armes de l’ancienne, nous ne pourrons pas plus la faire vivre en laissant intacts des pans entiers de son appareil idéologique.

Le patriarcat en est un exemple à la fois historique et idéologique à propos duquel il faut bien s’interroger sur les revendications féministes qui en appellent à l’État pour légiférer sur le sort des femmes, femmes victimes de par leur destinée biologique ! L’affirmation révolutionnaire et anarchiste concerne aussi les femmes pour ne pas se laisser enfermer dans une assignation de genre culturellement construite.

Un autre principe nous tient à cœur, c’est celui de l’action directe. Formellement on comprend aisément que cela signifie d’être soi-même en lutte, être concerné.e et en action. Sur le fond il faut dire que nous ne nous posons pas comme avant-garde éclairée, c’est pourquoi nous ne parlons pas au nom des autres — ce qui serait leur prendre littéralement la parole.

La lutte contre le capitalisme et ses satellites socio-économiques et idéologiques est bien sûr internationale. Notre implication dans des mouvements de solidarité internationale se construit par des soutiens apportés à celles et ceux qui se battent contre toutes les formes d’oppression de par le monde.

L’organisation de ce forum est totalement autogérée. En face pour l’autre forum, le FSE de Saint-Denis dépense près de 7 millions d’euros ! La liberté n’a pas de prix mais elle a un coût et nous remercions toutes celles et ceux qui s’investissent dans ce forum libertaire.

Notre espoir est que pendant ce forum vous pourrez trouver des outils, des idées et des connaissances pour mener une résistance et la partager avec le plus grand nombre contre ce système qui n’est qu’un choix de société parmi d’autres, ni inéluctable, ni modèle unique d’organisation des sociétés humaines.