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Variations sur une protestation avortée

juillet 2003.

« Tous ensemble, tous ensemble… »

« Qui se met en chemin et se trompe de route ne va pas où il veut, mais où le conduit la route. »

Errico Malatesta



On aura tout vu et tout entendu en ce printemps : la sereine inconsistance d’un Thibault occuper les écrans de contrôle social d’un quelconque « 20 heures » en brandissant d’inaudibles menaces de grève reconductible ; les rodomontades obligées d’un Blondel jouant sans conviction et sans rire sa partition lamberto-keynésienne ; la pitoyable prestation d’un Chérèque faisant de son prompt ralliement à la contre-réforme des retraites la preuve ontologique du sauvetage du système par répartition ; les bredouillages d’Aschieri soutenant du bout de la langue ses ouailles en les mettant en garde contre le boycottage des sacro-saints examens ; les sempiternels usagers de leur triste survie se prendre pour d’héroïques otages ; les menteurs du social-libéralisme à la rose se rappeler à leurs électeurs de gauche ; les chiens de garde appointés du PPA (Parti de la presse et de l’argent) lécher la main de leurs maîtres ; les héroïques grévistes d’un jour s’imaginer que la grève conduirait à la victoire finale ; Besancenot défiler déguisé en facteur de base ; l’extrême gauche du capital clamer ses dernières certitudes ; de pacifiques anars se faire tabasser par quelques barbares du SO de la CGT. On aura tout vu et tout entendu, et de ce vacarme il restera d’abord ceci : la principale leçon de cet équivoque printemps, c’est qu’un mouvement social s’est trouvé méthodiquement conduit dans une impasse, et d’abord par des organisations syndicales transformées en tour-opérateurs de la contestation canalisée. De cortège en cortège, l’apparence du mouvement chassait le mouvement réel et les « damnés de la terre » usaient leurs semelles en serrant leurs poings. En somme, la manif ouvrait la rue, mais bouchait la perspective. Il suffisait d’attendre la suivante. Jusqu’à épuisement… Nous y sommes.

Pour être dans la ligne, il faudrait s’arrêter là, mais ce serait bien sûr trop simple. On pourrait, en effet, jouer les affranchis en plaçant l’épisode qui nous occupe en queue d’une longue série de trahisons bureaucratiques, la énième et la dernière en date, et se contenter de l’explication. En somme, c’était couru, parce que c’est toujours comme ça. L’avantage de l’assertion est certain : quand l’histoire se répète, les mêmes causes produisent les mêmes effets et, éternellement, la base — par définition, innocente — est victime de ses chefs. Admettons-le, pour être encore dans la ligne, même s’il n’est pas interdit de penser que la base, les bases plutôt ont souvent les dirigeants qu’elles méritent, et que cette dichotomie réductrice ne permet pas de comprendre une réalité autrement plus complexe, et probablement plus sombre.

À l’heure du bilan, on lit ici ou là que la CGT — entendons par là le premier cercle de son appareil — aurait refusé le combat frontal parce qu’elle aurait admis que, faute de pouvoir le contrôler, la défaite sur les retraites était préférable au risque de la généralisation d’un conflit social aux conséquences imprévisibles pour elle. Il fait peu de doute que, fantasme du débordement aidant, un tel calcul ait pesé dans la mise en place par la centrale de Thibault de ce dispositif de grève non-grève noyée dans la répétition de longues marches ponctuant davantage les progressives étapes de son extinction que les points forts d’un conflit réellement absent. Il n’en demeure pas moins que sa base — la seule qui comptait au demeurant, la seule qui faisait nombre aussi, si l’on excepte les personnels de l’éducation — s’y plia sans enthousiasme, mais sans trop rechigner, consciente au fond que la force de l’habitude suppléerait sans gloire à la capacité mobilisatrice de la lutte syndicale d’un jadis aboli. Elle aura marché pour la victoire jusqu’à la déroute finale.

Car le fait est là, incontournable : hormis quelques escarmouches, la base — entendons par là la base militante et non la consentante multitude —, cette base qu’un certain gauchisme (y compris libertaire) continue de déréaliser pour mieux la mythifier, n’a finalement opposé à ce nouvel épisode d’un massacre social planifié en haut lieu que ce qu’elle a pu trouver dans son pauvre havresac d’arpenteuse de bitume, quelques illusions de résistance et quelques poussières de radicalité. D’ici on ne lui jettera pas la pierre. Se battre est devenu si problématique que le moindre sursaut est désormais héroïque. « Aujourd’hui dans la rue, demain on continue » n’était en somme que l’expression d’un impossible désir.

Il y a en France deux salariats : un « salariat à droit de grève » et un « salariat sans droit de grève ». Le premier, affaibli mais encore vaillant, se regroupe autour des derniers bastions d’un secteur public d’abord mobilisé pour la légitime défense de ses acquis. Son « privilège » essentiel, assurément archaïque pour nos modernes adorateurs de la dérégulation, c’est de pouvoir peser encore dans le rapport de forces. Le second salariat, morcelé, individualisé, flexibilisé, précarisé, sous-syndicalisé, a perdu, lui, jusqu’au droit de se battre. S’il fait grève, désormais, c’est non en s’abstenant de travailler, mais en se gardant de trop râler contre un train qu’on attend, « par procuration », comme disent les gazettes, c’est-à-dire virtuellement, par public interposé, traînant les pieds mais humant, parfois même avec bonheur, un air chargé de revanche sociale. L’hiver 95 révéla ce paradoxe : plus la grève durait, plus ses « otages » en redemandaient. Sept ans plus tard, la leçon fut tirée. Méthodique, Fillon tapa où il fallait et se garda bien, contrairement à Juppé, de se payer d’abord les régimes spéciaux. On attendra. Et le piège fonctionna, sinon pleinement, du moins suffisamment pour que, abandonné à son triste sort, le « salariat sans droit de grève » n’eût pas même, cette fois-ci, l’illusion d’exister comme partenaire passif d’un mouvement d’ensemble. Le « salariat à droit de grève » ne le porta que sporadiquement, ce mouvement, malgré le bel entêtement de certains de ses acteurs, minoritaires avec constance.

Réduites à gesticuler pour faire accroire qu’elles s’opposeraient avec toute la détermination nécessaire à la contre-réforme sur les retraites, les bureaucraties syndicales cherchèrent obstinément, et ce dès le début de ce pseudo-conflit, une porte de sortie. Il fut un temps où on la leur aurait offerte sans barguigner, à charge pour elles de « suspendre » le mouvement en convainquant ses protagonistes que la partie était terminée et qu’il fallait retourner au chagrin. Le problème c’est que, cette fois-ci, il n’y avait pas grand-chose à suspendre, hormis le simulacre d’une bataille sociale non menée. Confortablement élu il y a un an — et d’abord par ceux-là mêmes qui, un an après, exigeaient sa clémence —, l’« antifasciste » et « anti-impérialiste » Chirac pouvait la jouer ferme et, par ministre interposé, leur donner l’estocade au nom des intérêts supérieurs de la nation et du marché universel. Le déshonneur se paye longtemps et à crédit.

Parler, dans ce contexte, de « trahison », c’est sans doute prendre le risque de se tromper d’époque, car, pour trahir un mouvement social, il faut d’abord le mettre en branle et l’amplifier. On ne trahit pas ce qui n’existe qu’à l’état de théâtre ou d’abstraction. S’il est une leçon à tirer de ce printemps, c’est bien celle-là : la trahison suppose la capacité de paralysie, et c’est précisément elle qui a manqué, contrairement à décembre 1995, non tant parce que les bureaucraties syndicales l’ont refusée, mais parce qu’elles ont été incapables de l’organiser. Le pragmatisme de la CGT indique d’abord cela. On est en droit de penser qu’elle eût préféré pouvoir l’organiser cette mythique grève générale pour mieux la trahir à son heure, mais elle en est désormais incapable. Et elle le sait. Dorénavant, elle ne fait pas mieux que les randonneurs « altermondialistes ». Comme eux, elle conglomère des foules. Quant au reste, elle n’a plus qu’une très faible prise sur un champ social remarquablement dévasté.

Reste à tenter de comprendre ce qui s’est joué sur la scène de ce paradoxal printemps et d’en déceler quelques signes apparemment prometteurs. Quiconque a battu le pavé en ces jours de rituel social a pu sentir, par exemple, la charge de rancœur qui montait des cortèges, cette sourde envie d’en découdre qui chargeait l’air, une évidente combativité. Non qu’il faille, là encore, mythifier une base — encore très largement contrôlée par ses appareils et confiante en leurs capacités —, mais simplement constater qu’un authentique désir de résistance l’habitait. Cette résistance, les personnels de l’éducation nationale l’incarnèrent davantage et beaucoup moins symboliquement que d’autres. Les formes organisationnelles qu’ils donnèrent à leur mouvement, la dynamique qui le caractérisa, la volonté que manifestèrent les grévistes de l’élargir en sortant du cadre purement corporatif furent autant d’éléments d’une prise de conscience des enjeux réels du combat. Porté essentiellement par de jeunes profs dont c’était souvent le premier conflit sérieux, il sut, dans un premier temps, se passer des structures syndicales, puis s’en défier quand elles se mirent en branle, même si, in fine, il céda une fois de plus à cette illusion tenace qui veut que la base se batte et que les bureaucrates négocient. Avec les pitoyables résultats qu’on sait. Avec la rage au ventre quand la division règne et qu’elle annonce la fin de partie.

Au fond, tout porte à croire que ce printemps 2003 laissera une autre trace dans la longue mémoire des défaites ouvrières. Il aura prouvé en tout cas que le syndicalisme réformiste — dont la légitimité reposait pour une large part sur sa capacité de mobilisation — n’avait plus les moyens de ses ambitions. La seule perspective qui s’ouvre désormais à lui c’est, à l’exemple de la CFDT, de pousser sa mutation jusqu’à devenir un simple supplétif du système d’exploitation pour préserver au moins les intérêts particuliers de sa bureaucratie. Cette faillite n’ouvre pas mécaniquement l’espace, comme on pourrait le penser, à un syndicalisme clairement revendicatif, type SUD, ou résolument d’action directe, style CNT. Si, selon leurs forces, l’une et l’autre de ces organisations ont eu leur place dans le mouvement, elles n’ont à aucun moment pesé de fait sur le rapport de forces, se situant soit en position de suivisme critique par rapport aux syndicats traditionnels, soit en position purement incantatoire de mouche du coche. Derrière l’obligation d’optimisme qu’elles manifestèrent avec constance et naïveté tout au long de ce conflit se cache la confortable certitude véhiculée par un répétitif et très daté discours gauchiste : radicaliser les luttes et faire en sorte qu’on ne les trahisse point. Tant bien que mal, ce discours fonctionnait du temps que les citadelles ouvrière se mettaient en branle au signal convenu par les appareils.

Aujourd’hui que le « salarié sans droit de grève », tétanisé par le chômage et autodévalué, n’est capable, au mieux, que d’attendre que les autres se battent pour lui et que le « salarié à droit de grève » n’aspire qu’à défendre ses acquis, il tourne définitivement à vide. Car il s’obstine à croire en un prolétaire modèle, intégrable à son bréviaire et prêt à se battre, quand, depuis longtemps déjà, celui-ci s’est transmué en « usager » — des services publics ou des grèves — et que, le plus souvent, il se vit en « otage », non de sa propre exploitation, mais des perturbateurs qui dérèglent les horloges de sa survie. Cet esclave moderne, victime consentante ou passive, aucune organisation syndicale ne le trahira jamais, dès lors qu’il n’a même plus l’idée de résister à son malheur.

L’autre et dernière leçon de ce printemps, il serait peut-être bon de se l’appliquer ad hominem et d’admettre, ici, dans les colonnes du même Monde libertaire qui a vibré d’appels à une impossible grève générale, qu’aucune envolée lyrique ne brisera jamais la dure réalité des faits. Car ce n’est sûrement pas sur le terrain de la surenchère sans risque que la voix libertaire aura quelque chance de porter, un jour. Pour elle, il n’est que deux chemins possibles : celui de l’euphorie ou celui de la lucidité. Le premier est plus commode, c’est certain. Il cultive nos légitimes nostalgies et accable les autres de toutes les trahisons passées et à venir, sans s’interroger sur nos propres manquements. Le second, lui, est plus ardu. Il suppose de s’interroger sur le monde tel qu’il est devenu, de le rendre intelligible et d’en tirer quelques conclusions provisoires. Il en est une, désormais : cette grève introuvable que nous venons de vivre — et dont les derniers adeptes esseulés paieront au prix fort les pots cassés — indique, peut-être au-delà du nécessaire, qu’aucune protestation n’est en mesure de se passer aujourd’hui de la claire conscience de ce qu’elle veut et peut atteindre. Sur ce terrain, et celui-là seul, les anarchistes ont probablement un rôle à jouer, à condition de ne pas céder à la facilité, à la démagogie et au mythe. Cette triste époque ne permet plus les subterfuges. Il faudrait enfin l’admettre, car nous n’en sommes qu’au début. Non de la lutte finale, mais d’une catastrophe programmée.

Freddy Gomez