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Du moral et des huîtres

juillet 2003.

Recevoir un Grand Prix ne faisait pas partie de ses priorités. Le fric qui l’accompagnait, en revanche, ressemblait bien à un cadeau de Noël arrivant en plein cagnard d’été. Et comme elle ne croyait ni à Dieu ni au père Noël, force fut pour elle de constater qu’elle devait croire en sa bonne étoile (il y en a des millions dans le ciel et ça n’engage à rien d’en choisir une au hasard).

Le calcul était vite fait : de quoi payer le loyer. Et une douzaine d’huîtres en bonus, puisqu’il s’agissait d’un prix de bord de mer.

Et les huîtres, c’est bon pour la santé.

Son regard balaya l’en-tête gaufré et doré, et elle relut pour la énième fois la dernière phrase :

« Le prix ne sera remis qu’en présence physique du lauréat. Aucun représentant ne sera accepté. »

Y aller ou pas.

« Le prix sera remis lors d’une réception à la mairie, en présence du ministre de… »

Son esprit vagabonda un instant : ministre, ministre de, perle de culture, huître perlière, culture, cul.

On dit que les huîtres sont aphrodisiaques. Les ministres, non.

Celui-là était une ombre, à peine si l’on savait son nom. Il promenait sa silhouette d’une inauguration à l’autre, se fendant d’une intervention insipide aux journaux de 20 heures que le fracas des conflits en cours se chargeait d’effacer illico.

C’était une année étrange. Avant ce Grand Prix, il y avait eu une éclipse dans le ciel, quelques parties de jambes en l’air sur terre, le vol de son vélo, et le débordement de sa cuvette de chiotte.

Mais il n’y avait pas que sa cuvette qui débordait. Les hommes à l’étroit des casernes s’éjectaient avidement de cars blancs et bleus. Ils matraquaient les sans-papiers, les sans-abri, les sans-pognon, les sans-ceci et les sans-cela. Arrosaient de gaz lacrymogènes les artistes fauchés, et fauchaient Giuliani sur une place sans gènes, un jour d’été.

C’était une année étrange, tellement étrange que c’étaient peut-être deux années ou trois, ou dix ou cent. Enfin, c’était une année.

On dit que les huîtres, c’est bon pour le moral.

Mais les trains sont au taquet, sur les quais, comme de gros scarabées gris métallisés, sans climatisation interne, paralysés.

« Le prix ne sera remis qu’en présence physique… »

Pas de problème, Madame, on vous paiera l’avion.

Les avions sont cloués sur les tarmacs, comme des corbeaux apprivoisés auxquels on a brisé les ailes.

Pas de problème, Madame, on affrétera une voiture particulière avec chauffeur.

Les chauffeurs ne sont pas souvent syndiqués. Parfois, ils préfèrent même partir en congé éternel un peu avant l’heure de la retraite. C’est élégant et c’est économique.

La route est longue. Madame est bien installée ?

Madame, recroquevillée au plus profond de la voiture, pense aux factures impayées.

Au bout du voyage, les banderoles de bienvenue s’agitent sous le vent. « La culture est en danger. » « Je ne veux pas bosser jusqu’à la mort. »

Fermer les yeux. Se concentrer sur le buffet, là-bas. Ne pas LES voir. Ne plus LES voir. Ils puent, ils braillent, ils lui ressemblent.

« Madame, madame… »

Il y a un air d’accordéon et un homme qui chante, avec une voix si haute et si perchée qu’elle en donne le vertige.

De l’autre côté descendent des colonnes d’oiseaux bleus, mauvais augure. Ils vérifient que leurs protège-tibias, protège-genoux, protège-bite-et-couilles sont bien attachés.

Elle ferme les yeux, se laisse guider. Pas touche au buffet avant le discours du ministre. Et le voilà qui arrive, entouré de trois têtes chercheuses qui balayent le paysage, à gauche, à droite, à gauche, à droite, à l’abri derrière leurs lunettes verre fumé.

Enfin, la fin du discours. Et le chèque dans les mains, et « Quelques mots, madame ? »

D’accord, mais juste quelques-uns : J’ai faim.

Les sourires sont crispés et les huîtres ouvertes. Ne pas manger trop goulûment. Du pain beurré salé, du bon pain de seigle et du bon beurre salé. Autant qu’on veut, madame. C’est le Prix, le Prix qu’on paye pour vous, madame.

De l’autre côté, on crie.

Elle a une pensée émue pour son vélo volé (où peut-il être désormais), à son loyer, à ses jambes en l’air par terre, à l’éclipse, à ses chiottes qui débordent, à…

« La culture, la culte, la cul… »

C’est curieux comme l’air est étouffant dans cette cour en plein air, bourrée jusqu’à la gueule de courbettes et de faux culs amidonnés.

C’est étonnant.

Elle marche vers les manifestants, son chèque au fond de sa poche qui la rassure. Elle le froisse même un peu de contentement.

 Votre combat est juste, et c’est aussi le mien. Je préfère finalement ce côté-ci de la barrière.

C’est ce qu’elle pourrait leur dire, mais elle a peur de puer le champagne, les huîtres et le bon pain, alors elle la ferme, un sourire niais sur les lèvres, celui qui s’affiche mécaniquement à la fin des repas trop copieux.

Lorsque les premiers gaz lacrymogènes éclaboussent la foule en colère, elle est en première ligne. Du bon côté. Elle se retrouve alors bousculée, chahutée, les yeux plein de larmes, le visage brûlant et rougi. Une brusque remontée d’acide gastrique et une pensée fugitive la traversent avant de l’étouffer : les huîtres, finalement, c’est un peu dur à digérer.

Cathy Ytak