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Les Écrivains anarchistes à l’université

Le jeudi 18 décembre 2003.

« Associations de malfaiteurs »
« On connaît enfin les chefs de cette mystérieuse association. Cette découverte est due à un heureux hasard : un haut fonctionnaire du service de la Sûreté ayant entendu parler d’un moyen de transmission de pensée, appelé littérature, eut l’idée de diriger ses investigations de ce côté. Il découvrit, dissimulés en des parallélépipèdes appelés livres, des signes dont à force de labeur il eut la clef, et qui révélaient des choses épouvantables. Il ne s’agissait rien moins, en ces livres, que de destruction de l’autorité et d’affranchissement des hommes. »

La Revue libertaire, 1er-15 janvier 1894



Samedi 6 décembre, j’ai soutenu à l’université Paris-VIII la thèse que j’avais commencée il y a quatre ans, intitulée : « Nous sommes des briseurs de formules : les écrivains anarchistes en France à la fin du XIXe siècle ». Les écrivains anarchistes trop souvent oubliés ou méconnus ont ainsi fait une entrée remarquée à l’université, sous l’œil éberlué des membres du jury [1], étonnés de voir, pour une soutenance de thèse, une aussi nombreuse assistance (je remercie au passage chaleureusement ceux et celles qui étaient présent.e.s ce jour-là…).

Ce travail m’a menée bien plus loin que je l’avais prévu à l’origine, puisque il m’a fallu trois volumes pour évoquer l’activité militante et littéraire d’une soixantaine d’écrivains des années 1880 et 1890. La fin du XIXe siècle est en effet marquée par la rencontre entre les théoriciens anarchistes, ayant engagé une réflexion sur la destination de l’art, et quelques écrivains désireux de s’engager dans « la mêlée sociale ». D’un côté, des militants anarchistes comme Jean Grave, Louise Michel, Charles Malato, Émile Pouget ou Fernand Pelloutier tentent de faire connaître leurs idées dans des œuvres de fiction. De l’autre, des littérateurs sont attirés par l’anarchisme. Parmi eux, on trouve des écrivains déjà reconnus dans le monde des lettres, comme Jules Vallès, Georges Eekhoud, Octave Mirbeau ou Lucien Descaves ; des symbolistes, comme Bernard Lazare, Pierre Quillard, Adolphe Retté ; des écrivains « en marge », tels Georges Darien, Mécislas Golberg, Han Ryner, Zo d’Axa, et d’autres. J’ai tenu à donner une place à certaines figures totalement oubliées, telles qu’André Veidaux ou André Ibels [2], par exemple, aussi bien qu’à de simples militants presque inconnus, comme Henri Riemer. C’est la lecture des journaux de Jean Grave (La Révolte, puis Les Temps nouveaux), journaux à la fois politiques et littéraires, qui m’a permis de reconstituer un réseau d’écrivains, qui visent un même but (la révolution sociale anarchiste), écrivent dans les mêmes petites revues, se lisent et se critiquent les uns les autres. Je donne en annexe une liste des principaux journaux anarcho-littéraires des années 1880-1900.

J’ai voulu donner, dans ma thèse, un aperçu des polémiques qui agitent la fin du XIXe siècle. Les débats autour du rôle social de l’écrivain, dans les petites revues, sont incessants : certains écrivains anarchistes défendent « l’art social », en insistant sur la responsabilité de l’artiste dans la société, d’autres prônent « l’art pour l’art », qui seul leur paraît garant de leur indépendance. Les écrivains anarchistes sont les premiers « intellectuels » (c’est à leur sujet, au Procès des Trente en 1894, que le terme est popularisé) : ils entendent agir aussi bien sur le terrain politique que dans le domaine littéraire, mais cet « engagement » n’a rien à voir avec ce que sera celui des écrivains communistes des années 1930, inféodés à un parti et à un programme littéraire.

Les discussions autour du rôle social de l’artiste s’accompagnent de réalisations littéraires nombreuses, et qui concernent tous les genres : la chanson et la poésie se prêtent particulièrement à l’art « en situation » (selon l’expression de Proudhon), les scènes accueillent un théâtre d’agitation, les romans se font dénonciateurs, et la chronique devient politique. Ces « écrits de combats » sont toujours en lien avec l’actualité de l’époque et sont destinés à être diffusés le plus largement possible.

Les thèmes de ces écrits sont également variés. Les écrivains anarchistes, méfiants envers tout pouvoir, sont particulièrement conscients des dangers de la délégation et de la représentation politiques : ils dénoncent dans leurs textes toutes les « représentations » (politiques, économiques ou historiques). Mais ils tiennent aussi à présenter d’autres possibles : les fictions disent ce qui n’a pu avoir lieu — la Commune de Paris — ou ce qui n’a pas encore eu lieu — la société future (dans des textes qui sont à la marge de l’utopie littéraire). En voulant écrire la Commune de Paris, ces écrivains prennent conscience de la présence de l’idéologie dans l’écriture de l’histoire : comment écrire une histoire qui ne reproduise pas les mensonges et les déformations de l’histoire officielle ? Ils rejettent une littérature dogmatique, qui ne ferait que reproduire les mécanismes de domination qu’elle entend dénoncer et qui pourrait se révéler aliénante pour les lecteurs. C’est par le moyen de l’utopie qu’ils luttent contre l’idéologie présente au sein de tout texte littéraire : l’utopie est pour eux le « changement de point de vue » qui empêche l’Idée de se cristalliser en dogme. En dénonçant, au sein même des textes littéraires, les préjugés et les « lieux communs », en maniant constamment l’humour et l’ironie, ils donnent aux lecteurs les armes pour combattre les effets d’autorité produits par le texte, et ils nous invitent à une lecture critique.

Comme le dit Alexandra David-Neel dans Pour la vie : « Sans le concours d’une masse d’hommes, la moindre chose ne saurait exister » et il est parfois impossible « d’évaluer exactement la part de coopération apportée par chaque individualité [3] ».

J’ai écrit tout ce que mon travail devait aux recherches de Philippe Oriol, Gaetano Manfredonia ou Thierry Maricourt ; ma thèse débute par une longue liste de remerciements que je ne vais pas reproduire ici, mais je tiens à dire que c’est parmi les militant.e.s anarchistes que j’ai trouvé l’aide la plus constante et la plus stimulante. Et merci, encore, à mes très courageux. ses relecteurs.trices : Anne-Marie, Bernard et Pascal.

Le but de mes recherches, enfin, n’est pas un appel à se réfugier dans le passé, mais au contraire à y chercher de quoi nourrir nos combats présents. Et comme j’aimerais vous faire partager ce que j’ai découvert, je vous invite à venir en parler samedi prochain à La Rue.

Caroline Granier


[1Parmi les membres du jury, il y avait Alain Pessin, auteur en particulier de La Rêverie anarchiste (Atelier de création libertaire, 1999) et René Bianco, fondateur du Cira de Marseille.

[2On connaît beaucoup mieux son frère, peintre, H.-G. Ibels.

[3Texte paru en 1898 avec une préface d’Élisée Reclus, recueilli dans Alexandra David-Neel : féministe et libertaire, 2003.