Accueil > Archives > 2003 (nº 1301 à 1341) > 1339 (4-10 déc. 2003) > [Coup foireux]

Facs

Coup foireux

Le jeudi 4 décembre 2003.

Le mouvement étudiant de novembre n’est-il qu’un feu de paille médiatique aux revendications bâtardes ? Une opération qui vérifie le principe d’Archimerde [1] : « Toute activité syndicale plongée dans la politique se transforme en merde. »



Les étudiants de l’université de Rennes II, mobilisés par l’Unef, ont lancé un mouvement de grève le 5 novembre sur leur université avec occupation des locaux et piquets de grève. Ils ont été rejoints dans leur mouvement par les étudiants de l’université de Paris XIII Villetaneuse le 13 novembre. Puis par une trentaine d’universités plus ou moins mobilisées, aux assemblée générales plus ou moins clairsemées.

La plupart de ces mobilisations ont été orchestrées par l’Unef, organisation étudiante au lourd passé politique, aujourd’hui composée essentiellement de socialistes des MJS de différentes tendances, de quelques communistes et autres trotskistes. L’Unef n’a pas mobilisé les étudiants depuis 1995. Les renouvellements de générations qui se sont opérés au sein de cette structure syndicale ne se sont faits que par l’engagement de jeunes politiciens déjà rompus aux pratiques de tendances, d’alliances, à l’image de leurs grands frères d’une gauche plurielle sans ligne politique depuis bien des années. La pratique de lutte et le syndicalisme de terrain y ont disparu depuis longtemps.

Ce coup politique résulte d’une volonté du PS de déstabiliser un ministre de droite à quelques encablures des élections régionales, ainsi que de la difficulté de l’Unef dans le paysage syndical face à la montée d’organisations syndicales nouvelles telles que SUD étudiant, la FSE, Fédération Syndicale Étudiante, ou la CNT, mieux implantées sur les universités, rompues aux pratiques de lutte, et qui commencent à faire de l’ombre à l’Unef.

Et l’on ne parle de ce mouvement étudiant que parce que l’Unef a réussi à faire jouer ses réseaux médiatiques avec l’aide du PS en promettant aux médias un mouvement étudiant prenant de l’ampleur. Le syndicat a réuni des assemblées générales de quelques centaines d’étudiants et les a poussés à la grève uniquement pour faire du chiffre et être capable d’annoncer à ces médias friands quelques universités en grève de plus tous les deux ou trois jours.

Mais l’opération pourrait bien vite devenir une catastrophe tant pour l’Unef que pour le PS.

Premièrement, les médias ne se laissent plus prendre au piège et l’on entend déjà certains journalistes de terrain accuser les militants de l’Unef de mensonges lorsqu’ils leur ont promis des milliers d’étudiants dans les rues et des assemblées générales bien fournies et qu’ils ne voient rien venir.

Deuxièmement, il semble facile de faire tourner dans toute la France quelques cadres politiciens de Paris pour allumer des mèches dans les universités. Mais quand ces derniers s’en vont jouer ailleurs, les étudiants réunis en assemblée générale pourraient bien continuer ce mouvement sans eux. S’émanciper des syndicats étudiants et construire des mouvements de lutte uniquement sur la base de leurs assemblées générales, se pencher sur les réformes universitaires en cours et devenir plus radicaux sur leurs revendications.

Enfin, les revendications mêmes de ce mouvement peuvent vite se retourner contre le parti socialiste. Pourquoi ?

L’Unef tente de mobiliser sur deux sujets : le LMD, une nouvelle architecture des cours, et l’autonomie des universités. Et il tente de limiter la mobilisation à ces deux seules gesticulations gouvernementales. Mais ces réformes de fond des universités sont indissociables de la réforme Allègre et ne sont que les dernières applications que les socialistes n’avaient pas eu le temps de mettre en place. Et l’on commence à voir un Jack Lang quelque peu gêné aux entournures — en étant obligé de revendiquer une part de paternité sur ces projets de réforme. Le PS a jeté l’Unef dans une bataille politicienne avant les régionales, mais le morceau est trop gros pour une organisation syndicale qui a fermé les yeux pendant 5 ans de socialisme, et le bébé risque de lui échapper bien rapidement.

Dans de nombreuses universités des militants syndicaux n’oublient pas d’où viennent ces réformes, qui les a réellement mises en place, et quel est le réel fil conducteur de cette privatisation rampante de l’éducation. Et ces militants commencent à pointer les réformes d’envergure qui ont profondément modifié l’université ces dernières années, et dont le LMD et l’autonomie des universités ne sont que la pointe émergée de l’iceberg. Et à nommer les responsables : Allègre et le gouvernement socialiste de Jospin.

Revenons un peu sur ces réformes. Le LMD pour Licence, Maîtrise, Doctorat, est la dernière pierre d’une restructuration de l’organisation des études au sein des universités. En 10 ans, c’est la quatrième réforme sur le contenu pédagogique et son articulation au sein des différents diplômes à caractère national. Citons entre autres la semestrialisation mise en place par Bayrou en 1997. Toutes ces réformes sont appliquées successivement tous les deux ou trois ans par les universités qui n’ont pas le temps de faire une évaluation de l’organisation pédagogique précédente. Le but est de mettre plus de trans-disciplinarité dans les cursus et de les adapter aux besoins locaux des entreprises. Alors qu’auparavant un diplôme d’histoire était composé essentiellement de cours d’histoire, aujourd’hui près de la moitié des enseignements sont différents et l’étudiant choisit à la carte les cours qu’il veut suivre ou qu’on lui impose. D’où la fin du cadrage national des diplômes qui veut qu’une licence d’histoire a la même valeur de Limoges à Valenciennes. La fin programmée à plus ou moins brève échéance des diplômes intermédiaires que sont les DEUG, BTS… et le grade de maîtrise est à la fois une sélection sociale pour les plus pauvres et également une initiative permettant de renforcer la valeur des diplômes à caractère professionnalisant tels que la licence professionnelle et le DESS. Ces diplômes sont tous distincts d’une université à l’autre et fortement influencés par les besoins immédiats des entreprises locales. Il existe une licence professionnelle Canigou ou Michelin, mais aussi une licence professionnelle intitulée vendeur fruits et légumes trilingue. On forme de la chair à patron qualifiée pour une entreprise précise et un temps court. Lorsque l’entreprise a besoin de salariés aux compétences nouvelles, elle jette le précédent et demande au secteur public d’en former un autre. Le principe jusqu’ici en vigueur voulait que l’université donne un bagage critique et général sur un secteur disciplinaire permettant une connaissance globale.

L’autonomie des établissements d’éducation, du secondaire comme du supérieur, est entamée depuis 1984. C’est par le biais des régions et des départements que les universités décident désormais des diplômes qu’elles mettent en place. La région influencée par la Chambre de Commerce et d’Industrie impose à l’université, en échange de crédits, son « offre de formation ». L’État se désengage financièrement de l’éducation depuis bien des années. Offrir l’autonomie financière aux universités, c’est leur permettre à la fois la sélection sociale par l’argent en augmentant les frais d’inscription pour la préparation de certains diplômes, mais également l’encourager à chercher des financements privés. Les labos de recherche du CNRS implantés sur les universités sont incités à créer des entreprises et à financer leurs recherches fondamentales par des travaux commandés par des entreprises privées. Quand la Société des Autoroutes du Sud de la France a besoin d’une étude d’implantation géographique ou sociologique, celle-ci est réalisée par des chercheurs publics qui envoient leurs étudiants de licence faire des enquêtes de terrain orientées par les besoins de l’entreprise. L’enseignement des rapports sociaux de sexe ou de sociologie générale disparaît ainsi au profit de l’entreprise.

Ces réformes essentiellement mises en place par Allègre ne sont que le reflet de textes d’orientation de l’OCDE. En Europe les lobbies industriels tels que l’ERT ont imposé à la Commission européenne cette orientation libérale. L’AGCS, privatisation des services par l’intermédiaire de l’OMC, correspond au plus fort réservoir de profit pour les multinationales de l’éducation ou de la santé des prochaines années.

Une coordination nationale des universités en lutte a été organisée le 29 novembre. Elle regroupait les mandatés des assemblées générales des universités en lutte. Une ombre plane sur cette coordination, celle d’un recul historique sur l’autonomie des luttes. Lors des deux derniers mouvements étudiants, les coordinations n’échappaient bien sûr pas au jeu politique mais étaient l’émanation réelle des assemblées générales. Elles s’étaient émancipées des organisations syndicales qui les contrôlaient encore en 1993. En 1995, l’autonomie du mouvement n’a pas plu à l’Unef-Id socialiste qui a tenté de l’attaquer physiquement, et en 1998 face à la ligne politique timorée des deux tendances de l’Unef leurs dirigeants sont virés de la coordination nationale qui n’accepte que les représentants mandatés des assemblées générales des facs en lutte. Les revendications étaient alors le consensus de ce qui était voté sur les universités. Cette année, l’Unef était présente en force à la coordination nationale et a pesé pour imposer sa stratégie et ses revendications sans remettre en cause toute la logique de privatisation à l’œuvre sous le gouvernement Allègre.

Des négociations pour enterrer un mouvement vont être organisées très prochainement et l’Unef tentera d’arracher au ministère des aménagements de pure forme et quelques pécules pour les boursiers. Une peccadille pour ne pas remettre en cause le fond du problème et garder le contrôle du mouvement tout en apparaissant tant en vainqueur face au ministère qu’en sauveur face au PS menacé par la radicalité de certaines universités.

L’espoir ne viendra que de la base, de l’auto-organisation de ces luttes, d’une réflexion de fond et de l’Europe.

Que les étudiants ne soient pas dupes des organisations syndicales et de leurs stratégies. Qu’ils s’organisent à la base, en assemblée générale et qu’ils aillent au fond des problèmes, qu’ils ne se laissent pas limiter par les intérêts du PS, de l’Unef ou de toute autre stratégie syndicale de courte vue. Le syndicat est un outil qui doit s’effacer et mettre ses moyens à disposition de la lutte.

Mais les étudiants ne gagneront pas tout seuls. L’enjeu concerne toute l’éducation au niveau européen. Les étudiants de Berlin sont mobilisés sur les mêmes problèmes. Une convergence des luttes sur la question du service public en Europe est seule à même de faire reculer les appétits capitalistes.

Mathias


[1Le principe d’Archimerde est le fruit de notre regretté compagnon Paulo Chenard et les illustrations sont de Thomas, militant au groupe Juillet 1936.