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Retour sur une grève de la faim massive à Lille

Le jeudi 16 octobre 2003.

Le 18 juin dernier, alors que le mouvement social contre la réforme des retraites commençait à montrer les premiers signes d’essoufflement, le comité des sans-papiers de Lille (CSP59) rendait public un mouvement massif entamé clandestinement un mois plus tôt : 113 personnes se présentaient aux urgences du CHR de Lille pour faire constater leur grève de la faim et y être hospitalisées. Une grève collective de plus d’une centaine de personnes : cela doit constituer un record. Une grève dure, périlleuse à plus d’un titre, qui prit fin 57 jours plus tard.



Si cette grève avait commencé clandestinement, comme la précédente deux ans plus tôt, c’est parce que cela faisait belle lurette qu’il n’était plus possible aux sans-papiers lillois d’entamer une occupation collective dans un lieu public sans se voir immédiatement expulsés, sur requête de la préfecture ou des propriétaires des lieux occupés (syndicaux, associatifs, religieux ou municipaux).

Si elle fut aussi massive, c’est parce que les refus de papiers tombaient à la pelle depuis l’arrivée en décembre dernier d’un nouveau préfet de choc, Jean-Pierre Richer. Cet ancien directeur de cabinet du ministre C. Bonnet rédigea en 1974 la première loi de fermeture des frontières en France.

Dès que cette grève fut rendue publique, les autorités réagirent avec la plus extrême fermeté tout en revendiquant la plus grande humanité, pour tenter de la briser dans l’œuf. En obtenant des hôpitaux qu’aucun gréviste ne soit hospitalisé d’abord. En expulsant durant deux jours le CSP des espaces verts où il tenta de monter ses tentes ensuite. En recourant enfin aux forces de police pour expulser des hôpitaux les grévistes hospitalisés malgré tout quelques jours plus tard [1]. Une fermeté « humaine » dont ne se départira plus un préfet Richer droit dans ses bottes, mais qui l’amènera pourtant à faire ce qu’il voulait à tout prix éviter : régulariser collectivement.

C’est ainsi que, tirant parti de l’indignation créée par leur périple forcé dans les rues de Lille et faisant la jonction avec les enseignants en lutte, les grévistes et le CSP59 parvinrent à installer leurs tentes sur les pelouses de la Bourse du travail [2], avec l’accord de la CGT et de la CFDT ainsi qu’un silence gêné de FO [3].

C’est ainsi également que ce recours aux pressions policières et médicales sur des personnes dans la plus extrême faiblesse acheva d’isoler un préfet qui apparut de plus en plus rigide. Nous étions nombreux à craindre que ce préfet en ligne directe avec Nicolas Sarkozy ne prit le risque d’un accident sanitaire grave afin de casser définitivement le comité lillois en le criminalisant.

Mais par-delà une mobilisation de plus en plus importante autour des grévistes (les manifestations rassemblèrent jusqu’à 1 500 personnes), nous pouvons supposer que l’échec du référendum de Sarkozy en Corse l’amena à soigner son image en renonçant in fine à cette stratégie mortelle. Le préfet aux ordres dut recourir aux habituels pompiers pour éteindre l’incendie qu’il avait déclenché : associations, évêque et, pour la première fois — on y reviendra plus loin —, recteur de la mosquée de Lille-Sud (le même qui a ouvert le premier lycée musulman de France). Et, finalement, négocier avec le CSP59 et lâcher une régularisation de 30 personnes immédiatement. Pour près de 160 autres, le préfet s’engagea devant ces « garants moraux » que constituaient les personnalités associatives, culturelles et religieuses, à « réexaminer avec la plus grande humanité [4] » leur dossier, selon un calendrier précis et en apportant des garanties suffisantes pour que les grévistes arrêtent collectivement leur mouvement, notamment en leur fournissant des autorisations provisoires de séjour les mettant à l’abri d’une expulsion.

Jospin n’est plus au pouvoir : la gauche se « mobilise »

Cela faisait longtemps qu’on ne l’avait vue, la gauche. Au moins depuis que les sans-papiers lillois continuent d’agir malgré la gauche plurielle au pouvoir — à Matignon et à Lille — pour la régularisation de tous les sans-papiers. Elle a fait son retour cette gauche non socialiste, multipliant les communiqués de soutien aux grévistes, toute échevelée d’indignation humaniste face au traitement réservé par un préfet — de droite donc inhumain — aux grévistes de la faim. Hélas, ce soutien n’ira pas beaucoup plus loin que cette indignation émue, évitant avec soin d’aborder une question politique dont elle sait qu’elle n’a pas les réponses.

Il faut dire que cette forme de lutte, la grève de la faim, s’y prête à merveille, même si les libertaires lillois comptaient parmi les personnes les plus présentes aux côtés des sans-papiers (ainsi que SUD ou le SDEN-CGT dont le soutien fut essentiel). Épuisé-e-s par le soutien logistique à apporter à la grève d’une centaine de personnes alitées, obsédé-e-s par l’état de santé des grévistes qui mettent leur vie en danger, soutiens et militant-e-s disposent de peu de temps et d’énergie pour expliquer le fond politique réel de l’affaire : le fait qu’un État refuse à des individus les droits politiques et sociaux minimaux, le droit même de vivre sur un territoire, et crée ainsi la main-d’œuvre corvéable à merci dont a besoin le capitalisme. Alors que plus d’une centaine de personnes mettent en jeu leur propre peau, il est de plus difficile de dénoncer publiquement des associations et organisations, alors qu’elles viennent apporter leur soutien aux grévistes, et parfois même sincèrement.

Et pourtant, il s’agit des mêmes qui se sont couchées devant le pouvoir socialiste en 97 (LDH, PC, Verts, CGT, etc.). Elles qui ont accepté la non-abrogation de la loi Pasqua-Joxe-Debré et sa mise à neuf version Chevènement. Elles qui avaient refusé de revendiquer la régularisation globale avant Jospin. Elles qui persistèrent à ne réclamer que la régularisation « de ceux qui en ont fait la demande », quand Jospin refusa d’en régulariser plus de 80 000 et en repoussa 60 000 dans la clandestinité… Elles qui se sont terrées lors du vote de la Loi sur la sécurité quotidienne à la fin de l’ère Jospin. Elles qui acceptent en définitive le diktat de l’État quant au droit qu’ont les personnes de vivre et de s’installer où elles le veulent… Toutes ces organisations portent leur lourde part de responsabilité dans l’existence de la génération actuelle de sans-papiers, une génération créée par la loi Chevènement (mais déjà les enfants de Sarkozy se pressent dans les préfectures…).

Victoire d’une grève, limite d’une forme de lutte

Malgré tout, cette grève fut donc victorieuse à plus d’un titre. Victorieuse car le CSP59 a fait la preuve qu’un mouvement collectif massif de sans-papiers sans intermédiaire est toujours possible et qu’il peut aboutir à des résultats concrets. À tel point qu’au lendemain même de l’annonce, plusieurs dizaines de sans-papiers incarcérés au centre de rétention de Vincennes entamèrent une grève de la faim.

Victorieuse car parmi les grévistes déjà régularisés se trouvaient des demandeur-se-s d’asile, en particulier d’asile territorial. L’obstacle que représente cette voie de garage avant expulsion (les demandes d’asile territoriaux sont quasiment toutes refusées par le ministère de l’Intérieur) a donc été surmonté.

Victorieuse également car le dossier du local du CSP59 s’est enfin débloqué. Cette vieille pomme de discorde entre Martine Aubry et le CSP59 (la mairie avait expulsé ce dernier de son local en novembre 1999) a miraculeusement trouvé une solution au cours de la grève et les sans-papiers lillois disposent à nouveau d’un local décent pour mener leur lutte.

Mais victorieuse surtout si les autorités tiennent leur engagement pour encore 160 personnes. Mais on commence à redouter un double jeu préfectoral : la totalité des APS n’a toujours pas été remise fin septembre, alors qu’on n’a pas vu l’ombre d’un « réexamen avec la plus grande humanité » depuis fin juillet.

Cette victoire, elle est surtout due à la convergence avec le mouvement social. Syndicalistes et enseignants en grève qui ouvrent la Bourse du travail d’abord. Intermittents en lutte et paysans réclamant la libération de José Bové qui font cause commune avec les sans-papiers ensuite. Des liens et des réseaux ont été créés au cours de cette lutte. À nous de les faire perdurer.

Ceci dit, cette victoire a d’importantes limites. À commencer par la forme même de la lutte. La grève de la faim est une forme ultime de protestation, qui témoigne de l’absence totale de droit et de poids politique et social des personnes qui y ont recours. Personne à Lille ne souhaite un drame à la Bobby Sands, au CSP59 comme parmi les militant-e-s qui le soutiennent. Malgré cette volonté de préserver la vie et la santé des grévistes, malgré leur nombre même, un drame a été évité de justesse. Parmi les grévistes, certains commençaient à souffrir de paralysie des membres inférieurs et de perte de mémoire, et il leur a fallu quinze jours d’hospitalisation pour récupérer. Ceux-ci sont allés à l’extrême limite de leur force. Et un accident cardiaque mortel aurait pu survenir à tout moment.

Deuxième limite, et elle est de taille, en lâchant un « réexamen avec la plus grande humanité » de deux cents personnes tout en hypothéquant les régularisations dans l’année à venir, l’administration cherche à reprendre d’une main ce qu’elle donne de l’autre, alors que les dossiers en attente se comptent par milliers. Combien de grévistes de la faim faut-il pour débloquer une situation de plus en plus intenable ?

Troisième épée de Damoclès sur la tête des sans-papiers : le « soutien » des religieux, l’évêque de Lille et le recteur de la mosquée de Lille-Sud. C’est jouer avec le feu que de donner une légitimité à des gens qui jouent essentiellement pour leur chapelle, au moment même où montent les obscurantismes religieux. Rappelons, par exemple, que l’évêché de Lille avait benoîtement proposé un local pour les sans-papiers afin de résoudre le différend avec la mairie. Mais que ce local était depuis longtemps frappé d’une interdiction municipale d’exploitation car non conforme aux règles de sécurité. L’évêché espérait-il obtenir sa mise en conformité aux frais de la mairie et au mépris de la laïcité ?

Pour la gauche, Sarkozy n’est pas Debré ?

Quatrième limite : cette grève a eu lieu au moment même du vote d’une nouvelle loi Sarkozy contre les immigrés. Une loi qui rétablit les certificats d’hébergement de la loi Debré contre laquelle des centaines de milliers de personnes avaient pétitionné et manifesté en 1996. Une loi qui durcit considérablement les conditions d’obtention d’un titre de séjour et allonge la durée de rétention à un mois. Cette loi est passée comme une lettre à la poste, et la grève de Lille n’a pu servir de catalyseur à une mobilisation d’ampleur contre cette loi raciste. Cette loi passe aujourd’hui devant le Sénat en deuxième lecture. Et, mis à part un appel de quelques syndicalistes [5] contre un de ses aspects les plus effarants (la condamnation à l’expulsion pour les sans-papiers travailleurs clandestins, alors qu’ils sont les principales victimes de l’esclavage moderne), le silence est de nouveau de mise.

Les contradictions de la gauche poubelle que nous évoquions plus haut ne sont sans doute pas pour rien dans l’absence d’une telle mobilisation. Ces organisations ont tiré les leçons du mouvement de 1996 contre la loi Debré. Celui-ci les avaient poussé à soutenir des collectifs de sans-papiers. Et elles savent ne pas pouvoir satisfaire leurs revendications une fois au pouvoir. Autant se mettre une nouvelle fois en porte-à-faux et se limiter à un soutien strictement humanitaire en cas d’urgence. C’est ici le même mécanisme qui a empêché les syndicats majoritaires de s’opposer sur le fond à la contre-réforme de Raffarin sur les retraites en juin et à se contenter d’organiser le spectacle de journées d’action privées du poids de la grève générale reconductible.

Pour les sans-papiers, la leçon doit également être claire : une régularisation globale est impossible dans les conditions actuelles ; la liberté de circulation et d’installation des personnes est un concept refusé en bloc par l’État et le capital. Et aucune des forces politiques qui se proposent d’utiliser l’un ou de réformer l’autre n’a la volonté de faire respecter ces droits inaliénables de l’individu et d’en finir avec l’économie souterraine que ses violations nourrissent.

Les grèves de la faim sont certes une arme qui permet des victoires partielles. Mais il est illusoire de penser qu’elles déboucheront sur un changement profond de la question et permettront à toutes et à tous de vivre mieux. Pas de débouché politique non plus (au sens électoral du terme) pour la lutte des sans-papiers. Sept ans d’histoire et douze grèves de la faim à Lille sont là pour en témoigner.

La jonction avec les autres luttes est donc plus que jamais cruciale pour les sans-papiers comme pour tout le monde. Soit ils et elles joignent leur force à un grand mouvement — à construire en toute autonomie — pour renverser un système social fondé sur la discrimination et l’inégalité. Soit ils et elles se condamnent à l’éternel supplice de Sisyphe poussant son rocher avant qu’il ne retombe au bas de la pente. Indéfiniment.

Bertrand Dekoninck


Un courrier et une réponse à cet article dans Le Monde libertaire nº 1339 du 4 décembre 2003 : La LDH nous écrit….


[1En mal d’humanité, la préfecture proposa aux grévistes l’hospitalisation « de ceux qui le souhaitaient » et fut prise au dépourvu quand toutes et tous acceptèrent la proposition.

[2Pour mémoire, rappelons que le CSP59 était persona non grata à la Bourse du travail de Lille sous Jospin, depuis qu’une occupation forcée de la Bourse par le CSP lors d’une grève de la faim avait poussé syndicats et mairie à accepter une occupation policière de ces locaux pendant plus d’une semaine afin d’en finir avec cette grève.

[3FO ne sortit aucun communiqué sur la grève de la faim. FO ne se distingue pas à Lille par sa franche adhésion à la régularisation des sans-papiers. Et si l’on pouvait croiser quelques personnes sensibilisées à la question, d’autres tenaient des propos réellement fascisants à l’égard des sans-papiers.

[4La préfecture a exigé hypocritement que les termes de cet accord restent confidentiels. Nous nous bornons donc à reprendre la formule qu’elle utilise dans ses communiqués de presse.