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De la justice en société anarchiste

Le jeudi 4 décembre 2003.

Pour les anarchistes, l’appareil judiciaire (tribunaux, prisons) fait partie avec la police et l’armée, des institutions répressives de l’état avec pour mission fondamentale le contrôle social et la protection des biens. Il pérennise l’exploitation économique, les inégalités sociales générées par le capitalisme et sanctionne ceux qui le combattent ou enfreignent ses lois. Cette vision partisane, même si elle est confortée par la réalité quotidienne des sanctions prononcées, nous amène à « condamner » en bloc les prisons, où s’entassent essentiellement pauvres, marginaux et personnes d’origine étrangère devenues indésirables depuis que le chômage s’est installé en France. La Justice est pour nous synonyme de prétention despotique des juges à nous dicter la morale que les puissants veulent faire respecter aux justiciables, sans se l’appliquer à eux-mêmes : de façon viscérale, nous refusons à quiconque le droit de nous imposer sa morale.

Pourtant, il est bien évident que même en société anarchiste, les conflits d’intérêts, les déviances, les litiges entre individus ou avec tel ou tel organisme de la société subsisteront. Ils sont aujourd’hui régulés par cette même Justice, dont quelques-uns pensent encore qu’elle est là pour faire respecter les lois de la République, c’est-à-dire un ensemble de dispositions pour protéger les individus qui la composent, poser les limites et les règles comportementales. Les lois étant élaborées à travers le filtre de la représentation politique, il est logique qu’elles soient rarement favorables au peuple mais il arrive quelquefois qu’un juge tranche en faveur du plus faible, quand les abus sont par trop criants.

Le nombre de conflits sera infiniment moins important lorsque les tensions, frustrations et injustices liées directement à l’exploitation de l’homme par l’homme disparaîtront avec la suppression du système capitaliste. Mais il restera encore bien des raisons de se disputer : comment envisager une gestion des conflits, des litiges sans retomber dans un système répressif inacceptable ? D’abord, les règles communes, indispensables dans toute société, devront être élaborées collectivement et rediscutées autant que nécessaire, dans le souci d’être le mieux que possible adaptées à l’éthique émergente : ces règles font partie du contrat social que chaque individu peut refuser mais en sortant également de tous les services collectifs qui l’accompagnent. Par exemple, la nécessité d’une contribution aux tâches collectives (travail) ne peut être refusée qu’en renonçant à l’accès aux biens, services et ressources collectifs qu’elles fournissent. Comme pour la police ou l’armée, il est dangereux (et contradictoire avec la rotation des tâches) d’instaurer une caste judiciaire chargée de régler les différends.

Mais il n’est pas plus équitable d’instaurer des tribunaux populaires style assises, les compétences de jurés tirés au hasard n’étant pas une garantie d’objectivité. Les représentants du peuple chargés de régler les conflits (quels que soient les domaines : emploi, relations sociales) pourraient être élus pour une durée déterminée par secteur géographique ou professionnel, avec des clauses de contrôle et de révocabilité, afin d’avoir toujours à l’esprit qu’ils doivent rendre compte de leurs décisions, les justifier. La procédure judiciaire, une fois établis les faits de la façon la plus objective possible (à défaut en tenant compte des points de vue contradictoires), au lieu de chercher d’abord la sanction, devrait s’efforcer, lors de réunions de conciliation, de trouver les voies d’une réparation, qui permette à la fois à la « victime » d’être indemnisée, d’obtenir réparation matérielle ou morale du préjudice causé, et au « coupable » de sortir de cette situation de marginalisation, de rupture sociale pour reprendre une place digne, de se reconstruire un espace social. En ce sens, la prison, même si elle ne consistait qu’en la privation de liberté (et c’est loin d’être le cas !) ne peut pas être une réponse constructive puisqu’elle n’est qu’une punition (et la victime sauf à être sadique ne peut s’en satisfaire) et qu’à de rares exceptions près elle a tendance à aggraver pour le détenu, sa famille et ses proches, les ruptures avec la société et accroît ses difficultés économiques et relationnelles. Dans la façon de rendre la justice aujourd’hui, ce qui se rapproche le plus d’une possible décision de justice en société anarchiste, ce sont les « travaux d’intérêt général ». Les dégâts matériels peuvent assez souvent trouver une équivalence de dédommagement, la difficulté vient des préjudices moraux, qu’on ne saurait compenser par une somme d’argent (que l’on espère aboli !) ou quelle que forme de torture que ce soit du condamné. L’essentiel du travail de la justice sera un questionnement psychosocial des protagonistes et de leur environnement pour ouvrir les pistes, dans le dialogue (y compris vif, vengeur ou affectif) sinon à une réconciliation (le terme est un peu provocateur) au moins à la possibilité de cohabiter à nouveau librement et sans heurts. Même dans les cas de troubles mentaux, l’enfermement n’est pas une thérapie et doit rester une étape de courte durée.

Ces quelques réflexions pour alimenter la lutte qui, de l’incarcération de José Bové à Montpellier à la manifestation samedi 15 novembre devant la prison de la Santé, proclame une solidarité avec tou.te.s les prisonnier.e.s. Si 260 manifestants de la Santé, en marge des 80 000 des forums sociaux, ont été interpellés et contrôlés jusque tard dans la nuit à Paris, pour la simple expression de leur soutien aux plus marginaux d’entre nous, c’est que remettre en cause le bien-fondé de l’incarcération est réellement subversif : un pas de plus, et c’est la prison dans nos têtes qui saute. Et ça, aucun gouvernement ne souhaite que nous y parvenions.

Bob