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Cette façon d’écouter les autres

témoignages sur Jacques Perdereau
Le jeudi 4 décembre 2003.

Notre compagnon Jacques Perdereau exécrait le culte de la personnalité mais sa disparition est telle que nous ne pouvions pas ne pas publier d’autres témoignages d’amitiés anciennes et récentes.



Un Ami…

Jacques était mon ami, l’ami de chacun d’entre nous, notre ami. Il a tiré sa révérence sans bruit, sans faire d’histoire. Entre amis, ça ne se fait pas. Et l’engueulade post-mortem, comme dit l’autre, obligés que nous sommes de la garder pour nous, sur l’estomac. C’est lourd.

Je n’aime pas les éloges funèbres. Ringards, ampoulés, empêtrés de bons sentiments, récitatifs pour la galerie.

Alors, que dire, que faire ? Dans les messages de tous ceux qui ont reçu le même coup sur la tête, il en est un qui tient en une ligne : « Les mots sont inutiles : silence et souvenir. »

Et, pourtant, on parle, on sanglote. On n’aime pas du tout garder ce poids. On en a gros sur la patate. On essaie de se guérir soi-même, de soigner sa blessure, sa toute récente infirmité. Jacques, tu aurais pu y penser !

Inutile de te justifier en répondant que tu as su rassembler tes amis pour un dernier voyage, à ta manière, chaleureuse et discrète, comme aux fêtes de ta cour du boulevard de La Villette, les quatorze juillet.

Nous n’avions pas besoin de cette séance sans musique, sans toi, sans soleil et sans joie.

D’accord, ne te fâche pas. J’arrête ici mes récriminations. Que veux-tu, dans notre « bataillon d’amis », comme dirait Proudhon, chacun n’a pas ta sagesse. Difficile de trouver le ton juste, sans impatience !

L’un parmi nous a très simplement su te décrire, montrer cette chaude et profonde amitié dont tu sais poser les germes dès une première rencontre. Il était un nouveau venu dans notre groupe et les quelques moments que tu as passés avec lui, en tête à tête, quelques jours avant ta fuite, il les raconte dans un texte rempli de tout ce qui faisait notre entente.

Voilà. Rien à faire. Je vais tomber aussi dans le piège de la grandiloquence. Jacques, comme l’écrit Robert et le chante Caussimon, tu es un Cœur pur, un Juste, un anar, quoi ! Bien que tu soies, comme nous, un « Unique », on va essayer de poursuivre sur ton, sur notre, chemin.

Le groupe la Vache folle


…au fond de la cour

Une porte cochère, une allée pavée, au bout, arrêtée, une grande baie vitrée, des lueurs derrière. J’ai déjà perdu, juste à l’entrée du passage, le temps qui cramponne le passant. Je suis passé de l’autre coté de la tenture, qui planque le rêve, aux accrocs du calendrier Julien.

Salut ! Et je suis entré, d’un seul pas, ordinaire, dans l’amitié d’un lieu qui existera en moi jusqu’à ce que la camarde, cette vieille salope me bouffe l’oxygène. La chambre, un ancien atelier de couture, me chuchote des mots d’autrefois. des bruissements se tapent un pas de java, et l’odeur du labeur me bourre le pif, une prise de gris qui brûle et soûle moins chochotte que l’herbe de la mère Jane.

L’hôte, un grand mec, très grand et le dos un peu voûté, forcé, quand tu dois te mettre à la hauteur des nains de jardin qui sont encore, à c’t’heure, les représentants majoritaires de l’espèce. Pâle. Il tapote les touches d’un PC. Des colonnes de signes défilent, hallucinants, sur le fond d’écran. Et le son de sa voix m’effleure. Doux. J’ai pas sucé mon pouce, plus l’âge en public. Je m’enfonçais dans le moelleux. Pas le sucré. Un livre tournait ses pages pour moi tout seul et je croyais tout comprendre. Je sentais mon intelligence, une découverte sidérante ! Y a des instruits qu’écrasent pas le béotien. Sans forcer, nature. Des copains se sont ramenés. Le bruit de l’ordinaire. J’ai perdu l’exclusivité et forcé de partager ma lecture. J’ai pas boudé, de toute ma musculature faciale, pas fait la gueule, ça se pouvait pas. La découverte toute neuve de mon intelligence m’interdisait cette fêlure. Et la soirée a développé sa pelloche, sans surexposition. On a picolé un blanc d’Alsace honorable, tartiné un pain bis de fromage tandis que deux besogneux se morflaient la mise en page d’Anartiste. Le tocsin a ferraillé l’heure de l’éparpillement, métro, at home. Le téléphone a grésillé. — Archie, Jacques est mort. — Merde ! Mon intelligence toute jeunette s’est faite la paire aussi sec. Je ne l’ai connu que pour quelques heures, un soir, un soir de paix, dans un quartier où s’agite encore l’idée d’un Paris populaire, d’une ville au grouillement laborieux, d’une ville que je croyais définitivement conquise par les surfaces corrigées des immeubles de bureaux ou les lofts à « bobos ». Que des fois, ça arrive, ça m’est déjà arrivé, tu t’écrases la gueule sur la beauté de l’homme, d’un homme, d’une femme. Caussimon les chantait, les Cœurs purs. Et mon intelligence infidèle me souffle, avant de se tirer sans retour programmé, que Jacques est un cœur pur… et un livre qui se ferme.

Robert


J’ai appris la mort de Jacques, comme bien d’autres certainement, par la liste des animateurs de RL, juste avant de partir samedi matin pour Saint-Ouen au SLA… Cette disparition brutale a endeuillé le cœur de beaucoup d’entre nous et les rencontres de ce week-end, par ailleurs si riche et si réussi. J’imagine combien il aurait été heureux de partager avec nous tous ces journées d’échange et de fraternité libertaire.

Je ne connaissais pas Jacques depuis longtemps mais je l’ai rencontré à plusieurs reprises tout récemment. Le 9 septembre, à La Passerelle, où ils ont assuré, Philippe et lui, la transmission en direct sur Radio Libertaire — dans le cadre de l’émission mensuelle « Radio libertaria » de la CNT Communication, Culture, Spectacle — du débat organisé par l’Association des Ex-Prisonniers politiques chiliens à l’occasion de la semaine « Ni pardon ni oubli, la lutte continue ! » pour les 30 ans du coup d’état au Chili. Je l’ai revu fin septembre pour le premier Village du Livre OFF, à Merlieux, où Radio Libertaire avait installé son studio de campagne pour retransmettre en direct tout au long du week-end les différents débats et les animations musicales.

J’ignorais que Jacques était déjà malade et j’ai été chaque fois impressionnée par sa gentillesse, sa tranquillité, cette façon d’écouter les autres sans beaucoup parler, de donner de lui-même sans le faire remarquer, cette façon d’accompagner de son regard doux et attentif celles ou ceux qu’il rencontrait, fut-ce le temps d’une émission…

Merci, compagnon, pour tout ce que tu as apporté à chacune et à chacun de ceux qui ont croisé ton chemin, à Radio libertaire et ailleurs.

Dominique Grange