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Le Jeu et la fuite

« Mister V. » un film d’Émilie Deleuze
Le jeudi 11 décembre 2003.

Parler avec Émilie Deleuze, c’est se trouver en face de quelqu’un qui — dans le langage — ne croit plus beaucoup au pouvoir effectif des mots. Ses films enclenchent des questions comme un bon cours de philosophie nous donne envie d’interroger le monde ; à la manière de ses personnages qui vont vers des épreuves qui font peur. Elle pose devant nous de beaux objets invitant à ces jeux périlleux : des monstres d’acier — machines énormes de Peau neuve —, ou les pur-sang, bêtes et monstres de Mister V.

Très peu de jeunes cinéastes réussissent à nous surprendre. Émilie Deleuze y parvient chaque fois dans le choix de ses sujets, par la place qu’elle donne aux machines, aux chevaux, aux humains, au monde des hommes. Avec ténacité, elle travaille la résistance des matériaux, toujours vivants, l’affrontement, le désir des hommes, le désir de l’affrontement. Et l’on pourrait dire qu’elle enquête, passionnée, sur le désir des hommes, qu’elle adhère à l’idée du défi, inhérent au mouvement, puissant moteur de vie, qui agite les hommes et les animaux. Un peu comme Claire Denis qui trouve plus excitant de se promener sur les pistes tracées par l’autre, Émilie Deleuze guette nos différences et nos particularités tout en ayant une approche très personnelle. Son défi à elle : « filmer les chevaux comme jamais on ne les a vus » pourrait passer pour une prétention sans nom. Mais elle réussit à capter des moments exceptionnels où la force et la puissance de l’animal surgissent, où éclatent leur force première, où, dans un bond, un mouvement à couper le souffle, le cheval s’envole littéralement, heureux et libre.

à l’origine, elle rêvait de tourner un western en Argentine. Le manque d’argent en a décidé autrement, déterminant la forme et le contenu du film. Les chevaux, elle les connaît depuis son plus jeune âge. Elle voulait en faire sa profession : « cascadeuse ou réalisatrice, c’est la même chose ». La dureté et les intrigues du milieu l’ont dégoûtée. à 17 ans, elle raccroche. « On travaille comme des chiens, on gagne très mal sa vie, les gens qui sont vraiment avec eux sont comme des chevaux, la même brutalité, le même comportement imprévisible ».

Tourner avec les chevaux, « c’est l’enfer : on a lâché un étalon dans l’écurie, un cheval comme ça, c’est d’abord un grand athlète, qui n’est jamais sorti, qui a tous les jours le même entraînement. Si vous lui changez ses habitudes d’un quart de seconde, il devient fou d’agressivité, de violence. J’étais sûre d’avoir des réactions incroyables. On lui a mis une jument en chaleur, une ponette en chaleur ce qui d’habitude les rend fous, on avait mis un autre étalon de l’autre côté de la caméra qui aurait dû tout casser… quand j’ai dit : moteur ! Il n’a pas bougé ! Du coup, il y a ce plan que j’ai gardé en longueur, il y a quelque chose où il s’est mis à tourner, il m’a donné ça. Je cherche quelque chose que je connais chez eux, ils me donnent autre chose, c’est bizarre. Après, j’ai créé des choses au montage. Et puis, un pur-sang très méchant, très dangereux, qui avait tué un homme — il y avait un maximum de sécurité sur cet animal — même lui, dès qu’il sentait la présence de la caméra sur lui ou des regards de l’équipe, il s’arrêtait immédiatement. Une personne qui serait allée sans caméra vers lui, il la mangeait ! Il sentait cette tension qui passe à travers tout langage au-delà de n’importe quel langage ».

C’est bel et bien l’animal, la bête et notre fascination pour cette créature d’exception qui se nomme cheval, qui est le centre de son film. Longtemps après seulement vient l’intrigue ou des histoires de fric et d’escroquerie, un monde humain assez minable en somme, que l’intérêt que suscite le cheval, ce Mister V (comme Victoire ?) tient ensemble. Son côté dangereux et imprévisible sert de dramatisation au récit. Mathieu Demy est Lucas, l’homme de la réflexion sur le mouvement, qui, par la mort de son frère, se trouve propulsé dans le monde de l’élevage des chevaux. Mais le cheval qui tua un homme, le terrorise : « Je voulais quelqu’un qui n’ait rien à voir avec les chevaux, qui soit très gauche, très maladroit… travailler dans la gaucherie autant que dans la souplesse. Je me suis trompée, approcher le cheval n’a pas supprimé la peur. On a travaillé avec des chevaux assez violents, l’idée du dresseur était de le mettre (Mathieu Demy) dessus. Au bout de quinze jours, ça l’a débloqué. »

Quand il s’agit de chevaux, nous avons tous des images d’Épinal en tête : ou les chevaux des western, ou des films de Kurosawa ou les chevaux de l’école de Vienne. En somme, le cheval en liberté ou le cheval dressé. L’approche dans Mister V est au-delà de ces deux archétypes : même si dans une scène assez onirique, Lucas esquisse des pas rythmés coordonnés et crée une belle démonstration — il fait des claquettes — l’harmonie passagère entre l’homme et le cheval est née de combats et de blessures. Le pari et le défi de la réalisatrice, c’était privilégier le cheval non domestiqué, sauvage, prendre le contre-pied de toutes les images reçues entre les tours de manège ou la perfection atteinte par ces chevaux blancs, les lipizzans :

« Sur un plateau, il y a une tension due au manque de temps, il faut aller très vite et trouver des solutions le plus vite possible. Le temps coûte très très cher. Et les chevaux, c’est exactement le contraire ! Plus vous prenez de temps, moins vous avez l’impression de leur demander quelque chose, plus ils vous en donnent. J’ai vraiment eu des chevaux très agressifs, des monstres, des terreurs. Les monstres étaient comme Mathieu ; d’un côté, il y avait Mathieu, paralysé et, de l’autre, le cheval paralysé. »

« Les choses ne passent pas par le langage, ne passent pas par la psychologie, je ne m’attendais pas à ce qu’ils soient aussi terrorisés, la tension générée par le tournage, le cheval ne la supporte pas. »

Au-delà des machines et des monstres, une thématique plus générale émerge de ses films : l’interrogation par rapport à quelque chose qui nous fait peur, qui nous attire et qui nous dépasse mais qu’on aimerait tellement contrôler, dominer. Si Mister V travaille à nous rendre la sensation, la beauté du mouvement, le bond, la puissance stupéfiante de cette masse de chair impressionnante qu’est un cheval, il traduit aussi la fragilité des hommes dans ces situations d’une extrême tension :

« Effectivement, j’ai toujours les mêmes personnages qui me viennent en tête. Ce sont des gens qui sont face à quelque chose de trop grand pour eux. Ils sont freinés, empêchés, ils sont évidemment capables, mais incapables d’effectuer leur propre puissance : freiner leur propre puissance, c’est forcément dans un rapport au monde, où le monde leur interdit d’avancer et comment ils vont se débrouiller. »

Pourquoi a-t-elle choisi les chevaux ?

« C’est un des animaux qui a le plus à voir avec le cinéma, historiquement et visuellement ! »

Pourquoi être allée dans ce milieu qu’elle a quitté, dégoûtée ?

« J’adore les milieux déterminés : quand on rentre dans un milieu qu’on ne connaît pas, au sens propre du terme, il faut rentrer dedans. Plus c’est large, moins j’ai l’impression que j’accède à une universalité, plus c’est petit, plus c’est centré, plus j’ai l’impression qu’on s ’ouvre quelque chose de plus large qu’on peut ressentir. »

Heike Hurst