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Tous complices, tous pourris !

Le jeudi 23 octobre 2003.

Quand il s’agit de formation professionnelle, les syndicats et le patronat s’entendent pour pouvoir fournir au capitalisme les travailleurs qualifiés dont celui-ci a besoin selon la conjoncture économique.



La nouvelle loi sur la formation professionnelle continue certes n’est pas encore votée, et les députés peuvent encore en modifier, voire en aggraver, les effets, les méfaits. Avant d’évoquer ce nouveau texte adopté dans le cadre d’un accord national interprofessionnel (ANI) et signé par toutes les organisations de salariés prétendument représentatives, y compris par la CGT, il faut rappeler que la formation professionnelle, même si elle fut aussi présentée comme une deuxième chance d’accès à la formation et à la qualification, fut souvent un objet de consensus dont le but premier était d’adapter la main-d’œuvre au besoin du capital. Sans remonter trop loin, c’est-à-dire à Condorcet (1792) qui déjà considérait que l’éducation devait durer tout au long de la vie, souvenons-nous que le gaullisme avec Michel Debré dans le cadre d’un projet d’association de Capital et du Travail fit promulguer en 1959 une loi dite de promotion sociale. Celle-ci est clairement présentée à l’époque, d’une part comme un outil de promotion des travailleurs les plus méritants afin de satisfaire aux besoins de techniciens et de cadres nécessaires à la modernisation liée à l’après-guerre et aux Trente Glorieuses qui s’annoncent. Elle permit en effet à certains de se promouvoir, d’échapper à la misère relative de la période et de sortir de la classe ouvrière sans toujours la trahir. Elle a, d’autre part, Debré le déclare lui-même devant le Parlement, pour objectif de désamorcer la lutte de classes en constituant une classe moyenne « associée » et domestiquée qui, à terme, collaborera au système et en atténuera les tensions.

Il faut bien convenir que l’idée était juste et que cette loi a bien fonctionné. Dans les années 1968-1971, la question de la formation est remise sur le métier, il s’agit là encore de moderniser l’outil de production et d’adapter la main-d’œuvre. Cette volonté de formation professionnelle, suite aux événements de mai 1968, donna lieu à une nouvelle loi, plus ambitieuse mais encore plus consensuelle, même si derrière ce consensus apparent se cachaient des intérêts divergents. D’abord la loi (article 1 du livre ix du Code du travail) inscrivait la formation continue dans le cadre de l’Éducation permanente, ce qui signifiait que son seul but n’était plus seulement l’adaptation du Travail aux exigences du monde économique mais qu’elle participerait aussi de l’accès de tous à la culture voire à l’émancipation par la connaissance. Et tous déjà signèrent à l’époque, je pense en toute bonne foi, d’autant que les mots « rapport de force » avaient, en ces temps, encore du sens. Cette loi satisfaisait en effet tous les acteurs, les patrons modernisaient en concédant toutefois un droit à la formation rémunérée et sur le temps de travail, les syndicats eux s’inscrivaient dans le mythe dix-huitiémiste du progrès continu et de l’émancipation de l’humanité par le savoir. La prétendue crise économique dès les années 1975, qui permit aux riches de devenir plus riches, mis fin à cette belle illusion, et la formation permanente devient vite continue et professionnelle, c’est-à-dire un outil d’accompagnement des restructurations et de gestion « sociale » du chômage, même si des mesures telles que le Cif quelques années plus tard viennent à point nommé gommer les effets strictement utilitaristes de la formation. Je passe sur les avatars des contrats de qualification et autres contrats particuliers qui furent d’abord, dans les années 1990 jusqu’à ce jour, avant tout un transfert de charges sociales de l’entreprise vers les finances publiques, en d’autres termes, le moyen de salarier et de qualifier de la main-d’œuvre à moindre coût. Nous vécûmes dans ce cadre jusqu’à aujourd’hui, au moins les salariés. Pour les demandeurs d’emploi, là encore grâce au paritarisme de collaboration, leurs droits à la formation, d’AFR en Pare, se réduisirent au cours des années comme une peau de chagrin, et le meilleur est encore à venir ; on peut faire confiance à nos gestionnaires.

Depuis une petite dizaine d’années, plusieurs tentatives furent engagées pour réformer la loi de 1971 sur la formation. Aucune n’aboutit bien qu’il faille remarquer que malgré tout, de belles avancées furent accomplies comme les mesures de validation des acquis de l’expérience (VAE) qui sont, enfin, une reconnaissance des savoirs d’action et du travail. En bref, depuis plus de trente ans, la formation est l’objet de consensus réguliers entre les collaborateurs sociaux. Consensus dans lequel la divine CFDT s’illustra particulièrement dès 1991 en inventant le concept piège (pour les salariés, j’entends) du co-investissement formation qui nous revient toute voile dehors aujourd’hui. Alors où en est-on en 2003 avant le vote annoncé du parlement ? La tradition veut en effet que les parasites de l’Assemblée, suite à un ANI, entérinent à quelques modifications près le texte de l’accord. Je ne rentrerai pas dans des détails techniques laborieux et n’aborderai que les éléments les plus significatifs à mon sens. Sache seulement, fidèle lecteur, que rien ne va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles et que le mythe du progrès continu et du sens de l’histoire est bien mort ! En effet, si le Cif semble résister à la tempête, les patrons dans leur grande générosité ont accordé à leurs fidèles serviteurs une augmentation de « leur » effort de formation qui passe de 1,5 à 1,6 % de la masse salariale brute dans les entreprises de plus de dix salariés, ce qui est notoirement insuffisant. En contrepartie, parce que, à ce qu’il paraît, on joue à négocier « gagnant-gagnant », c’est le retour du co-investissement, c’est-à-dire la quasi-obligation de développer ses compétences et d’entretenir son « employabilité » hors du temps de travail, au moins, mais qui y croit vraiment, hormis quelques gogos, pour les formations « qui doivent donner lieu à reconnaissance par l’entreprise », un peu comme on peut lire sur les monuments aux morts : « La patrie reconnaissante ».

Pour en revenir au texte de l’accord, il stipule que ces heures de formation sur le temps personnel — ce qui exclut de fait la formation pour une part du temps de travail effectif — après accord du salarié (Bah, tiens !) seront limitées à 80 heures par année civile et, bien que ce ne soit pas du travail (ou alors sous- payé), elles donneront lieu au versement d’une allocation (pas d’un salaire) à hauteur de 50 % du salaire net. Pour couronner le Baron, enfin, un deuxième type d’action de formation et relevant du plan de formation donc sur le temps de travail (ouf !) et à l’initiative de l’employeur n’affecteront pas/plus le contingent des heures supplémentaires ; ce qui implique ni repos ni paiement compensatoires, en bref, tout bénef pour les tauliers. Autres innovations contenues dans cet accord, le Dif (Droit individuel à la formation) va permettre à tout salarié, après un an d’exploitation, de bénéficier d’un « crédit » de 20 heures de formation (une aumône) par an cumulables sur six ans, soit 120 heures, qu’il pourra utiliser — liberté, liberté chérie — soit dans, soit hors de son temps de travail, après accord de son bon maître, cela va de soi. Quant au paiement de ce co-investissement au retour hypothétique, il aura pour règle : maintien de la rémunération si ces heures ont lieu sur le temps de travail, une alloc de 50 % si elles sont effectuées durant un temps de coupable oisiveté.

Un tel accord — sans concertation des salariés mais après avis de la seule bureaucratie syndicale — mérite quelques commentaires. D’abord, il faut être juste, cela aurait pu être pire car sans rapport de force aucun, la bande du Baron fripon avait de bien plus mauvaises intentions dans le cadre de son grand projet de « modernisation sociale ». Les textes préparatoires à l’accord en attestent. Mais était-ce une raison pour signer ? Sans doute pas, même si l’État avait fait savoir que faute d’accord, il légiférerait, bien évidemment dans l’intérêt général dont on connaît les bénéficiaires depuis 1789. Que risquait-on à ne pas signer ? Sans doute pas grand-chose, les patrons les plus malins ont compris depuis fort longtemps, déjà du temps de Saint-Simon, que la formation-adaptation était nécessaire, voire stratégique, au maintien et au développement de leur organisation, donc au système d’exploitation et de profit. Une nouvelle loi à l’initiative de l’État aurait donc peu ou prou préservé le consensus tout en satisfaisant pour une part le Medef. Que signifie donc cette unanime signature des organisations syndicales ? Pour quelques-unes, c’est l’habituelle collaboration de classe : l’inusable grain à moudre, pour l’une d’entre elles, c’est sa traditionnelle compromission, mais pour la CGT ? À mon sens, cette signature inique marque son souhait de responsabilité et est une partie du prix à payer pour son entrée et sa reconnaissance à la CES (Confédération européenne des syndicats), mais c’est aussi la marque de son définitif passage dans le camp des organisations raisonnables et réformistes, dans le camp de la trahison de classe ! Dans le camp des démocrates réformateurs qui croient encore, même si cent cinquante ans d’histoire sociale prouvent chaque jour le contraire, qu’on peut associer le Capital et le Travail dans une société où les plus égaux que les autres regarderont avec bienveillance et solidarité leurs serviteurs dévoués. Quant à toi, fidèle lecteur, sache que cet accord anticipe la remise en cause des 35 heures de travail hebdomadaires puisque, une fois la loi votée, tu pourras en toute quiétude te former ou plutôt te conformer sur un temps qu’on a prétendu libéré. Fais donc attention en traversant, un train peut en cacher un autre…

Hugues Lenoir


Hugues Lenoir est militant du groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste.