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Orwell et son calomniateur

la méthode Garton Ash
Le samedi 23 octobre 2004.

« Le plus effrayant dans le totalitarisme n’est pas qu’il commette des “atrocités”, mais qu’il détruise la notion même de vérité objective : il prétend contrôler le passé aussi bien que l’avenir. », George Orwell

« Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone… », George Orwell



Première remarque : en cette année de centenaire de la naissance de George Orwell, la presse, si naturellement portée à se livrer au genre commémoratif, s’est montrée assez curieusement discrète sur le sujet. Comme si cette « fin de l’Histoire » qu’elle nous chante à longueur de colonnes et avec plus ou moins de conviction depuis qu’un Mur s’est effondré à Berlin avait définitivement remisé Orwell au magasin des accessoires de la guerre froide.

Deuxième remarque : quand elle le fit, elle confia la tâche à ces intellectuels confits en modernité qu’elle salarie pour mentir, à charge pour eux d’en faire un sympathique mais furieusement daté has been de la pensée anti-totalitaire, en évacuant avec constance tout ce qui fait de la lecture des Essais [1] d’Orwell une œuvre exceptionnelle d’intelligence et d’acuité critique que le funeste temps présent rend plus actuelle que jamais.

Troisième remarque : mais ce n’était pas assez. Il fallait aussi salir la stature morale d’Orwell, en le ramenant à l’étiage des porte-plume qui peuplent les pages « culturelles » des gazettes, orfèvres en reniements-recyclages et spécialistes en coups tordus.

La partie était assurément gagnante pour eux : à laisser supposer qu’Orwell n’était pas tout blanc, ils laissaient entendre que, communément partagée, la bassesse contemporaine n’était finalement que l’ombre portée d’une lumière qui continuerait de les éclairer. Le déboulonnage est une passion moderne, aussi répandue que la dérision et le ricanement. La thèse du « tous coupables-tous innocents » est une pièce maîtresse de la confusion régnante. Elle est aussi la garantie d’une auto-amnistie pour les charlatans qui la professent.

Facts, only facts…

En février 1949, Orwell réside au sanatorium de Costwold (Gloucester). Il y reçoit la visite de Celia Kirwan, une amie. Celle-ci travaille pour l’Information Research Department (IRD), un service de renseignement rattaché au Foreign Office. Celia Kirwan lui demande son aide pour mettre sur pied une campagne de contre-propagande anti-stalinienne, conçue par le gouvernement anglais dirigé depuis 1945 par le travailliste (socialiste) George Attlee, qu’Orwell soutient. Il s’agit, pour Celia Kirwan, de savoir quels intellectuels contacter pour une telle tâche et, a fortiori, lesquels ne pas contacter. Orwell, que l’expérience espagnole a définitivement vacciné contre le stalinisme et qui considère que l’anti-totalitarisme est le combat politique prioritaire, reçoit cette proposition avec enthousiasme et, par écrit, il fournit quelques conseils de bon sens à Celia Kirwan ainsi qu’une liste commentée de trente-huit noms de « crypto-communistes, compagnons de route ou sympathisants » du PC auxquels, pense-t-il, « on ne peut faire confiance » pour une telle entreprise. Un an après, Orwell meurt. En 1996, la lettre envoyée à Celia Kirwan sort dans la presse et ouvre les vannes de la calomnie. En 2003, le dossier 1110/89 du Foreign Office est désormais librement consultable au British National Archives. Timothy Garton Ash, historien et journaliste, y trouve l’original de la liste envoyée par Orwell à Celia Kirwan — dont la copie, fournie par Ariane Bankes, sa fille, a déjà ré-alimenté la pompe journalistique à calomnies — et demande à Jack Straw, secrétaire au Foreign Office, l’autorisation de la publier. On la lui accorde, « tous les renseignements [contenus] dans la liste étant désormais du domaine public ». Le numéro du 21 juin 2003 du très « blairiste » Guardian Review a les honneurs du scoop. Depuis, ici et là, Garton Ash y va de ses commentaires, dont la dernière mouture a occupé plus de trois pleines pages grand format du New York Review of Books, le 24 septembre 2003.

De la calomnie en boucle…

George Orwell devant ses calomniateurs [2], publié en 1997, s’ouvrait sur cette observation : « Parmi tant d’aimables caractéristiques, le XXe siècle aura eu celle d’inaugurer l’ère de la falsification à grande échelle. » Ce court libelle, dont la lecture est plus que jamais recommandée, répondait de façon argumentée à la campagne de presse lancée en juillet 1996 par le Guardian en Angleterre, et aussitôt relayée en France, essentiellement par Libération et Le Monde. « Orwell mouchard anticommuniste » titrait le premier, sous la plume d’Éric Dior. « Orwell dénonçait au Foreign Office », surenchérissait le second, sous celle de Nicolas Weill. Ouvrant les vannes de la calomnie, ces représentants patentés des modernes « petites orthodoxies malodorantes qui se disputent aujourd’hui le contrôle des esprits » (Orwell) allaient faire des émules dans les écuries médiatiques parisiennes où, comme chacun sait, pullule le soixante-huitard modèle renégat. La vague dura un temps, assez cependant pour que plane la suspicion et que fût annoncée la fracassante poursuite du feuilleton Orwell. Nous y sommes.

Le temps est à la perte du jugement historique, ce qui explique, en diverses matières, la percée du révisionnisme. Pour que la mayonnaise prenne, cependant, il lui faut une caution historique. Un quelconque Faurisson ne suffit pas, sauf à risquer la pantalonnade. Il lui faut encore adopter les modernes techniques de falsification, aussi variées que perverses et brillamment évoquées dans le libelle déjà cité : la « calomnie directe ou oblique », la « calomnie emberlificotée » et l’« éloge calomnieux ». Aux confins de ces trois techniques, les calomniateurs ont trouvé leur référent en la personne de Timothy Garton Ash.

Ce Garton Ash n’est pas n’importe qui. Qu’on en juge : le bonhomme, historien et spécialiste de l’Europe de l’Est, exerce comme directeur du Centre d’études européennes à Oxford — dont il est senior fellow —, mais aussi à la Hoover Institution de Stanford, comme chercheur. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont deux traduits en français [3] ; il livre ses commentaires de géopolitique à de nombreux journaux européens et américains ; il colloque et « séminarise » à tour de bras sur les politiciens du moment et sur le thème de « l’histoire du présent » qui, pour lui, commence en 1989 ; il est de toutes les mondanités à prétention intellectuelle ; il théorise la fin d’une histoire académique au profit d’une autre histoire qui se pratiquerait à chaud, par full immersion, sur la base du témoignage et aux confins du journalisme et de la littérature. Aux yeux des modernes propagandistes de l’expertise journalistique, c’est un fin limier. Aux yeux de certains historiens sérieux, c’est d’abord un jobard à la méthodologie contestable et tout juste bon à abuser un rédacteur en chef.

… à la calomnie compassionnelle

« J’ai sous les yeux la fameuse liste des “cryptocommunistes” qui a abouti dans les dossiers du département semi-secret du Foreign Office le 4 mai 1939. »

C’est sur cette phrase que s’ouvre le très long papier publié par Garton Ash dans le New York Review of Books du 24 septembre 2003 et intitulé « La liste d’Orwell ». Le principal intérêt du commentaire fleuve de Garton Ash réside dans l’utilisation permanente et conjuguée des trois techniques déjà citées : la calomnie directe ou oblique — qu’on le veuille ou non Orwell a donné des noms — ; la calomnie emberlificotée — mais c’est parce qu’il allait mourir et qu’il voulait séduire une femme — ; l’éloge calomnieux — malgré tout, il reste le grand penseur de l’anti-totalitarisme. De tout cela, le lecteur non averti — c’est-à- dire « le lecteur moyen des tabloïds de la gauche officielle », caractérisé par une « absence totale d’esprit critique et [une] inculture politique abyssale », comme l’écrit Jean-Claude Michéa dans son dernier, et remarquable, ouvrage consacré à Orwell [4] — tire la conclusion qu’on souhaitait qu’il tirât : Orwell fut un donneur qui avait des excuses. Sur l’air de la calomnie compassionnelle…

Car Garton Ash s’y entend à merveille pour le délicat croc-en-jambe et la sournoise perfidie. Ainsi, quand il semble vouloir comprendre la démarche politique d’Orwell, c’est pour mieux l’accabler de larmoyantes considérations sur sa solitude et sa maladie. Quand il indique que son choix de participer à la campagne anti-stalinienne fut réfléchi, c’est pour mieux souligner sa dépendance, affective ou sexuelle, au choix. Quand il convient que cette liste n’eut aucun effet désagréable sur la carrière des nominés, c’est pour mieux remarquer qu’elle eût pu en avoir. Quand il s’inscrit en faux contre la délirante comparaison opérée par d’aucuns staliniens mal blanchis entre la liste d’Orwell et la chasse aux sorcières maccarthyste, c’est pour mieux insister sur le fait que l’IRD abandonna progressivement sa première mission — la propagande anti-soviétique —, pour devenir, à la fin des années 1950 — soit dix ans après la mort d’Orwell — le « département des coups tordus ».

Ainsi, de marche en marche, l’histoire d’un épisode somme toute banal et en cohérence avec le combat anti-stalinien d’Orwell est déconstruite, puis reconstruite fictionnellement, pour en faire la preuve ontologique d’une définitive part d’ombre dans l’existence du « saint George de la littérature anglaise ». Et Garton Ash de préciser sa pensée — et sa méthode — en s’autoproclamant au passage « historien scrupuleux » : « L’innocence d’Orwell, écrit-il, ne pourra jamais être définitivement prouvée. » Autrement dit, à défaut de culpabilité, une « non-innocence » suffit pour les modernes inquisiteurs du ministère de la Vérité relative.

Le brouillage post-moderne

« Il ne subsistera bientôt plus rien de ce que, nous fiant à ce qui était universellement admis, nous pensions naïvement certain », écrivaient en 1997 les auteurs d’Orwell devant ses calomniateurs. Et ils ajoutaient : « On nous démontrera qu’il n’était rien de ce que nous savions ou, en tout cas, que ce que nous savions de lui est peu de chose en regard de ce qu’on nous en apprend. Une fois accréditée par les fameuses archives, la rumeur se répand d’autant plus vite qu’elle satisfait une espèce de demande sociale, dans une époque où la bassesse intellectuelle est anxieuse de ramener à son “niveau de lecture” tout ce qui la dépasse. »

Cinq ans plus tard, le newspeech historico-journalistique de Garton Asch assène la sentence : « Ce qui demeure sans doute le plus dérangeant dans cette affaire de liste réellement envoyée, c’est le fait qu’un écrivain dont le nom est synonyme d’indépendance politique et d’honnêteté journalistique ait pu collaborer, bien que marginalement et pour une bonne cause, avec un organisme bureaucratique de propagande. »

Admirez le coup de pied de l’âne. Au passage, le lecteur non averti aura retenu que le bon George était antisémite, incapable de surmonter les préjugés de sa classe et de sa génération, obsédé par les femmes, fouineur, maniaco-dépressif et grand amateur de fichage et il aura noté qu’à ne pas mourir si tôt — « en James Dean de la guerre froide, en John F. Kennedy des Lettres anglaises », écrit l’oxfordien distingué dans un furieux dérapage people —, il aurait sans doute viré réactionnaire et aurait forcément écrit de mauvais livres. Comme exercice d’admiration — car Garton Ash admire « l’éclatante voix » d’Orwell —, on avouera qu’on pourra difficilement faire mieux. Le baiser du tueur, en somme.

S’il est une leçon à tirer de ce vacarme, elle pourrait s’énoncer ainsi : en s’adonnant à sa passion révisionniste, le moralisme post-moderne sert de terreau aux pires entreprises de brouillage. En l’occurrence, il s’agit, sous la plume « autorisée » des actuels policiers de la pensée, d’abolir le passé — par déconstruction-reconstruction — en le conformant à la confusion régnante d’un éternel présent où tout se vaut et tout s’annule, dans l’insignifiance. Ainsi, conséquences de ce pervers mécanisme de dénigrement, les futures générations enseignées dans l’ignorance finiront par retenir d’Ignazio Silone qu’il rendit des services à Mussolini, d’Arthur Koestler qu’il battait ses femmes et de George Orwell qu’il ne fut, finalement, de Rangoon à Costwold, qu’un type assez trouble qui commença en flic et termina en honorable donneur. Et basta.

La méthode Garton Ash n’est finalement qu’une variante moderne de la bassesse intellectuelle, la pire, sans doute, celle qui lâche ses salissures en prenant soin de passer la serpillière, avant de se remettre à l’ouvrage. Au bout du compte, il y aura toujours un journaliste de Libération ou du Monde pour lui trouver de la valeur. Le glauque est à la mode.

Freddy Gomez


[1George Orwell, Essais, articles, lettres, Ivréa et l’Encyclopédie des nuisances. Traduction d’Anne Krief, Michel Pétris, Bernard Pêcheur et Jaime Semprun. Volume I (1920-1940), 706 pages ; volume II (1940-1943), 566 pages ; volume III (1943-1945), 543 pages ; volume IV (1945-1950), 623 pages.

[2George Orwell devant ses calomniateurs : quelques observations, Ivréa et l’Encyclopédie des nuisances, 1997.

[3La Chaudière (1990) et Au nom de l’Europe (1995), les deux édités chez Gallimard.

[4Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur, Climats, 2003.