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Célébration du faire et du feu

Le jeudi 15 janvier 2004.

Réfractions en est à son onzième numéro, et cette revue de « recherches et d’expressions anarchistes » (le pluriel est important) n’a jamais failli aux critères qui l’animent : échapper aux orthodoxies (fussent-elles libertaires : un oxymore de plus), confronter les différences, ouvrir des débats sur des thèmes revisités à l’épreuve du présent, en essayant — avec les risques que cela suppose — de les traduire au futur. Dans ce numéro, c’est le concept de créativité en général qui est abordé, une place essentielle étant occupée par le noyau central de la revue (près de cent pages) sous le titre « Poiêsis ». Limitant le mot à sa compréhension sans trop nuire à son extension, une sorte d’aimantation en a regroupé les textes les plus significatifs, le mot grec « poiêsis » (plutôt que poésie) renvoyant à son sens originel : action de faire.

Pourtant ce projet ambitieux brûlant de renouer avec les racines d’un « faire » étouffées sous le poids des marchandises, ce désir combien nécessaire et actuel de retrouver le monde du goût et le goût du monde, connut sa part de doute et de flottement. Et si le poème qui ouvre la revue ne lui était pas destiné, c’est qu’il signe la disparition aussi brutale qu’inadmissible de Philippe Garnier.

Philippe Garnier

Tout vibrant d’amitié et de reconnaissance, ce poème signé Danièle Wilmart aurait pu être à l’origine d’un renoncement quand on apprend que Philippe Garnier avait pris la responsabilité de cette parution avec André Bernard, qui affirme : « Lui vivant, ce numéro serait autre. » L’événement est d’importance, qu’il fallait souligner. Son dépassement aussi, dans la poursuite de l’aventure et la volonté de « tenir le pas gagné ». À l’image de toute la revue et de sa thématique principale, il est comme l’illustration tangible d’un « faire » en action, et qui n’a pas désarmé.

Nul doute qu’André Bernard se sentit moins seul en publiant un texte remarquable (même s’il fut inachevé) de son ami. Un texte qui remet tout en perspective « quand la note bleue s’élève et tremble le duende », dans cette sorte de transe, d’espace intemporel, où acteurs et spectateurs participent d’une même émotion à travers « le regard et la voix du flamenco ». Comme « dans ces moments d’unité magique avec les autres », lors de marches ou de manifestations (Marie-Dominique Massoni) ou dans « le caractère éphémère d’un happening » (Laurent Boy).

Poiêsis

C’est sous ce titre que sont abordées toutes les formes de la création depuis l’« Artion » (à découvrir), la poésie, la peinture, la sculpture, l’architecture, jusqu’aux « jardins anarchiques », sans oublier le cinéma, le théâtre et la musique. Tout ce qui, en définitive, relève du faire, de la créativité, et non du travail (qui n’en est pas exclu pour autant, ne serait-ce que dans l’apprentissage de techniques ou dans l’appropriation d’un donné aussi nécessaire que mystérieux) ; tout ce qui exprime l’être au monde sous le sceau de l’amour et de la liberté, de la révolte aussi dans la conscience de ce qui les réprime et les opprime. Par voie de conséquence et a contrario comment ne pas évoquer tous ces porteurs de messages à jamais étouffés, perdus sous le fardeau de blocages nourris de préjugés et de tabous, tous ces noyés définitifs qui n’émergeront jamais à leur propre surface, engloutis qu’ils sont sous le « nivellement de l’imaginaire ».

C’est dire que parmi ces articles, tous de qualité (parfois trop marqués du poinçon universitaire et proches de la thèse), je soulignerai celui, remarquable et passionnant, du peintre et sculpteur Bernard Thomas-Roudeix, ouvrant son atelier à des enfants, à des adultes, et les initiant au plaisir du faire.

La démarche de l’artiste n’est nullement didactique (qui ne ferait que des copieurs). Elle ne prétend pas non plus révéler des êtres d’exception. Il s’agit d’une approche subtile, intelligente, respectueuse de l’élève, qui lui fasse exprimer « quelque chose de lui-même par lui-même ». Une sorte de maïeutique particulière où l’être se révèle par le modelage et dans l’esprit des formes. Poiêsis occupe ici son lieu privilégié, nouvelle abbaye de Thélème où Bernard Thomas-Roudeix règne en funambule dans la présence du témoin attentif et l’intervention précautionneuse d’un sauveur d’étincelles. Équilibriste de tous les espoirs, son balancier le maintient sur le fil ténu de l’approche et de la distance, de l’intuition et de la retenue dans le respect de l’autre et l’attente de son message. Bien sûr, l’étincelle ne délivre pas toujours sa part de feu. Mais si l’aventure n’est pas sans risque, elle n’est pas non plus sans réussites : l’illustration de quelques œuvres en étant la preuve tangible.

Le monde d’une voix

Comment ne pas exprimer aussi reconnaissance et contentement à Roger Dadoun, à propos d’« Armand Robin anarchiste de la grâce ». Dans une revue libertaire, hommage est enfin rendu au poète, au traducteur, à cet « étrange étranger » (« Sans pays »), plus atypiste que maudit, qui, à travers près de trente langues, cherchait à retrouver « le monde d’une voix » bien plus que la sienne propre (« Ma vie sans moi » ; je souligne le sans).

« J’ai cherché, libre et fou, tous les endroits de vérité,

Surtout j’ai cherché les dialectes où l’homme n’était pas dompté.

Je me suis mis en quête de la vérité dans toutes les langues. »

[…]

« Le cœur de l’homme, je veux l’apprendre en russe, arabe, chinois. »

Ce cœur de l’homme, et le poème qui lui tient lieu de battement, se heurte pourtant à un double mensonge : celui des mots qui ne sont pas le monde et que la traduction va renchérir. De cela Armand Robin est parfaitement conscient. Mais sa quête, même en butte aux « mots de la tribu », ne serait-elle pas celle d’une langue ancestrale, d’une langue mère qui créa et harmonisa notre lien au monde, « le monde d’une voix » précisément (j’imagine qu’Armand Robin eût découvert avec émotion l’ouvrage aussi sérieux que jubilatoire du linguiste américain Merritt Ruhlen [1] retrouvant l’origine des langues). Les anarchistes se devaient de saluer ce « passant considérable », effacé comme il se doit :

« Lorsque je peux chanter, je prends la rime la plus étouffée. »

En écho, on croit entendre Henri Michaux — que cite, à bon escient, R. Dadoun : « On a fait ce qu’on a pu. »

Faut qu’ça flambe !

Avant d’en terminer avec le contenu, j’aimerais saluer René Fugler et la découverte de Jacques Ellul ; j’y trouve confirmation et souvenir d’une signature dans Le Monde libertaire des années 50, pour ainsi dire la seule que j’aie retenue alors, où une sorte de lucide bon sens l’emportait sur la confusion ambiante — impression qui persiste, comme confirmée.

Mais de Réfractions à son lecteur, il faut aussi parler d’un rapport de séduction, de cette invitation à la lecture qui passe par la mise en pages, la valorisation des titres, le choix et l’emplacement des illustrations, les « correspondances » qu’ils établissent. Cette action de faire-là se reconnaît au premier coup d’œil dans la clé d’un tiroir riche en authentiques trésors. Je veux parler de la couverture, sous la typographie d’un titre qui a trouvé sa marque, son empreinte, et qui le fait reconnaître entre tous. Pour ce numéro, la flamme caravagiste de Nelly Trumel invite à s’approprier cette bouteille qui la contient. Cette chaude lueur est à l’image du poème : une bouteille à la mer. Le message est reçu. Il faut le lire dans ce numéro de Réfractions.

Claude Kottelanne


[1Merritt Ruhlen, L’Origine des langues, « Débats », éditions Belin.