Il y aura cinquante ans, le 1er novembre 1954, commençait la guerre d’Algérie. Depuis la conquête de 1830, la résistance populaire contre l’occupation française avait été constante, même si une partie de l’élite algérienne aspirait à une assimilation par la République française. Ce n’était pourtant ni le projet de cette république, encore moins celui des colons algériens qui repoussèrent systématiquement toutes les propositions de réforme, même modérées, comme le projet Viollette de 1936, et destinées à donner la citoyenneté aux « indigènes » algériens.
Il y avait dans les masses algériennes un réel désir de révolution agraire, mais cette guerre de libération ne fut pas une révolution sociale ; elle se caractérisa essentiellement par le remplacement de l’encadrement colonial par des cadres algériens : dès le début, le Front de libération nationale (FLN) s’annonce comme un contre-État, destiné à prendre le pouvoir par la violence armée.
Hélène Bracco, dans son livre Pour avoir dit non, nous fait une description d’excellente qualité de l’opinion publique française face à cette guerre qui ne disait pas son nom. À de rares exceptions près, et quelques nuances, tous les partis, toute la presse écrite, parlée ou en images est au service du colonialisme. Si, dans un premier temps, existe une opposition à l’envoi du contingent, par la suite, sans enthousiasme, les soldats accepteront de traverser la Méditerranée. En 1957, ces manifestations collectives de rappelés prennent fin.
Par ailleurs, Hélène Bracco donne une image claire de l’histoire du mouvement algérien anticolonialiste qui débouche sur la prééminence et la victoire du FLN, et elle apporte de nombreuses précisions sur ce conflit.
Ce qui nous autorise à être un rien critique sur une partie de son ouvrage, c’est quand elle traite du moment de l’histoire que nous sommes quelques-uns à avoir vécu, quand elle présente plus particulièrement les « objecteurs non violents ».
Page 76, on apprend, avec étonnement, que le PSU (Parti socialiste unifié) « préconise des actions de masse non violentes pour alerter l’opinion » (1959). Certes, des « gens de gauche » participèrent à Paris à des manifestations non violentes contre les camps d’internement d’Algériens « suspects », mais il faut dire que l’initiative en revient à l’Action civique non violente (ACNV) qui déjà auparavant organisait des actions contre la torture en Algérie.
Page 123, où débute un petit chapitre intitulé « Le refus d’obéissance : les objecteurs non violents », on peut lire que « de nombreux objecteurs non violents, en majorité des témoins de Jéhovah, se présentent à la caserne et refusent de porter l’uniforme ». Disons que les témoins de Jéhovah ne se réclamaient pas de la non-violence et que leur refus avaient pour base une interprétation très simpliste de la Bible. Les réfractaires qui se font arrêter publiquement au cours de manifestations non violentes sont justement ceux qui se sont regroupés au sein de l’ACNV : ils ne peuvent en aucun cas être confondus avec les témoins de Jéhovah.
En page 124, Hélène Bracco parle effectivement de l’ACNV et des objecteurs qui demandent à faire un service civil en Algérie. Mais quand elle dit : « En 1960, trois objecteurs écrivent au président de la République pour réclamer publiquement un service civil. Leur demande n’étant pas acceptée, ni relayée, ils entrent dans la clandestinité », nous sommes obligés de nous interroger. Elle ne peut pas faire ici allusion aux jeunes réfractaires qui sont à l’origine du soutien de l’ACNV. Elle semble ignorer la façon dont l’ACNV procédait et qui se concrétisait dans le fait que des adultes se solidarisaient « physiquement » (en allant en prison), avec les jeunes, et cela depuis octobre 1960, dépassant par ce geste ceux qui signèrent, à ce moment, le Manifeste des 121 ; ces réfractaires pouvaient être déserteurs, insoumis ou inculpés pour refus d’obéissance. De même, ils pouvaient être catholiques, protestants, juifs, athées ou agnostiques ; et tous demandaient à effectuer un service civil en Algérie sous contrôle international.
Si leur nombre ne dépassa pas la trentaine, les réfractaires communistes, « oppositionnels », eux, ne furent guère plus nombreux. Sans doute refusèrent-ils de partir dès 1956, tel Alban Liechti et ses camarades, précédant ainsi les réfractaires de l’ACNV. Hélène Bracco fait la part belle aux premiers, mais dans la plus grande confusion, confusion qui s’explique peut-être parce que le refus de ces militants était d’abord un acte individuel qui ne s’inquiétait que peu des ordres du Parti qui, en effet, vota les pouvoirs spéciaux au côté des socialistes pour intensifier l’effort de guerre : le mot d’ordre du Parti était que le soldat communiste va à la guerre et que c’est à l’intérieur de l’armée qu’il exerce son activité de militant. Si le Parti demandait la paix en Algérie, il soutint mollement ses membres qui refusèrent d’y participer.
L’estimation globale de ceux qui dirent non à la guerre est difficile à faire. Moins de quelques milliers d’hommes qui, de multiples façons (cf. le réseau Jeune Résistance) se débrouillèrent seuls ou presque dans la quasi-indifférence de la majorité des Français. À noter que c’est lors du camping de Salernes en août 1956 que les Jeunes Libertaires organisèrent les premières filières de passage à l’étranger.
L’histoire est sans cesse à réécrire à cause, souvent, de la retenue de ceux qui témoignent ou de l’absence de témoignages : ce qu’ont fait les acteurs, ou refusé de faire, ce n’était pas « pour l’histoire » mais simplement pour être en accord avec eux-mêmes.
Sylvain Boulouque, qui a écrit Les Anarchistes français face aux guerres coloniales, ne dira pas le contraire quand il déplore le manque d’enthousiasme des militants à dire ce qu’ils ont vécu. C’est quasiment une histoire du mouvement anarchiste de 1945 à 1962 qu’il nous restitue.
Soutenir les peuples qui se libèrent de leurs exploiteurs, oui. Aider à la construction d’un nouvel État, non. Tel était l’alternative des anarchistes confrontés à la question coloniale. Leurs a priori théoriques alors se nuancent sinon se modifient : en concurrence révolutionnaire avec le PC pour dénoncer le colonialisme, ils ont aussi à critiquer le risque que représente ce dernier pour les libertés. Le double refus du capitalisme et du communisme amènera certains, et c’est là une autre histoire, à préférer quand même la démocratie au « socialisme réel ».
Sylvain Boulouque s’est attaché à présenter la diversité libertaire face à cet enjeu, polyphonie de voix qui se combattent, sensibilités complémentaires et paradoxales.
Si les deux courants essentiels du mouvement s’affrontaient alors (synthésistes et plateformistes, les anarchosyndicalistes, eux, se dispersant dans les différentes centrales), on comprend qu’un « professeur des universités » comme Benjamin Stora, préfacier du livre, y perde son latin : les anarchistes ? tout juste bons à « effrayer le bourgeois » !
On trouvera donc dans ce bouquin les diverses attitudes qu’adoptèrent les anarchistes face à la guerre et à la violence, et aussi face au totalitarisme et à la démocratie. Face au fascisme, les anarchistes ont souvent fait le choix de la démocratie, de la République et des libertés publiques ; ils sont pourtant les premiers à attaquer cette démocratie en paroles…
Il est habituel que les anarchistes se disent contre la violence, mais, obligés de se défendre, ils prennent les armes. Ainsi nombre de libertaires espagnols défaits par Franco s’engagèrent-ils en France dans la Résistance.
Le pacifisme libertaire (avec ses nuances entre pacifisme tout court, pacifisme intégral, antimilitarisme et défaitisme révolutionnaire jusqu’au simple droit à l’insoumission) débouche-t-il sur une impasse ? Pour la plupart des anarchistes, il n’y a qu’une guerre juste, c’est celle des opprimés contre leurs oppresseurs, des exploités contre leurs exploiteurs.
Si, comme l’écrit Boulouque, l’anarchisme se caractérise par ce pacifisme fondamental et une opposition aux révolutions nationales, se pose alors la question, en filigrane, des possibilités réelles d’une révolution libertaire. Boulouque ne nous dit pas qu’un Hem Day défendait théoriquement la non-violence dans ses brochures, il nous dit que Gaston Leval donnait l’exemple de la libération non violente de l’Inde (même si on peut être mesuré dans cette appréciation, comme le fait Roland Breton, dans le nº 5 de Réfractions, 2000). Dans ce même numéro, Jacky Toublet nous mettait en garde contre « la mystique de la violence, une dérive toujours possible ».
La révolte des peuples coloniaux est juste, ce qui pose problème ce sont les moyens employés pour se libérer avec pour conséquence la nouvelle société mise en place qui sera subordonnée à ces moyens, car « les directions des mouvements indépendantistes sont appelées à rejoindre le camp des exploiteurs » (p. 98) : dans le cas de l’Algérie, c’est un capitalisme d’État et un capitalisme tout court, appuyé par une structure militarisée à l’extrême ainsi que la réémergence d’une religion fanatisée.
Une vision idéalisée des révoltes coloniales, comme plus tard du guévarisme, comme maintenant du néo-zapatisme, a provoqué la disparition du regard critique et clairvoyant des anarchistes, regard qu’ils avaient eu dès les débuts de la Révolution russe de 1917.
L’anarchisme, c’est plus que cela, ce doit être aussi une force de proposition tant au niveau des buts qu’au niveau des moyens.
Être anarchiste impose de vivre écartelé entre des choix divers : le chemin n’est pas tracé d’avance. Croire que l’anarchisme individualiste, l’anarchosyndicalisme, l’anarcho-communisme, ou un quelconque « isme », chacun de son côté, nous donnera « la » solution, est de la foutaise. Plus que jamais une synthèse, plus qu’un syncrétisme, s’impose. Encore faut-il faire preuve d’imagination intellectuelle.
André Bernard