Émile Pouget, secrétaire général adjoint de la CGT, écrivait dans son Almanach du Père Peinard en 1898 : « Ils se fichent le doigt dans l’œil, ceux qui prétendent que les anarchistes ne sont pas conséquents avec leurs idées lorsque, tout en repoussant la putainerie électorale, font partie du syndicat de leur corporation. » Car le syndicat « c’est d’abord le point de rendez-vous des exploités qui commencent à se rebiffer sous le joug patronal […] Certes il y a une tapée de critiques à formuler contre les chambres syndicales […] C’est aux copains d’en faire, autant qu’il est possible dans le milieu actuel, des groupements libertaires. »
Maurice Joyeux, militant de la Fédération anarchiste et, sur le plan syndical, de Force ouvrière, s’inscrivait dans la même logique quand il écrivait, trois quarts de siècle plus tard dans son livre L’Anarchie et la société moderne : « Le syndicalisme et sa pratique maintiennent les militants dans les réalités concrètes de l’économie. » C’est pour cela que l’organisation révolutionnaire doit « de toutes ses forces contribuer à son maintien. Elle doit veiller à ce qu’il conserve son caractère fédéraliste, ou tout au moins ce qu’il en reste ; elle doit protéger la liberté d’expression dans l’organisation. »
En 2004, la problématique n’est pas fondamentalement différente pour la plupart des militants anarchistes organisés : solidaires des catégories dont les intérêts s’opposent au système capitaliste, ils participent en toute logique à la lutte des salariés contre l’exploitation. Ils sont en conséquence engagés dans l’action syndicale (licenciements, salaires, conditions de travail, retraites, sécurité sociale, statuts, etc.), persuadés que ces revendications, étant données leur profondeur et leur étendue géographique, poseront tôt ou tard le problème de fond de l’économie de marché ; tant il est vrai que si la révolution doit se réaliser elle sera l’œuvre de la multitude de travailleurs, précaires, chômeurs, etc. qui auront épuisé toutes les possibilités du réformisme.
Encore faut-il pour une telle perspective que les syndicats ne soient pas totalement intégrés dans les structures institutionnelles. Et pour cela, la bagarre pour le respect des mandats et du fédéralisme est plus que jamais fondamentale.
C’est dans ce contexte que le congrès de FO va se tenir du 2 au 6 février prochain, avec plusieurs milliers de délégués, porteurs des mandats de leur syndicat de base sans que statutairement l’appareil ne puisse en quoi que ce soit trier ou écarter tel ou tel. Ce qui donne au congrès Force ouvrière une atmosphère un peu particulière où de nombreux intervenants à la tribune échappent à la langue de bois. Certains commentateurs extérieurs parlent, de manière un peu méprisante, d’assemblée souvent « anarchique ». En fait, on y retrouve simplement encore un peu de l’héritage libertaire.
Nous l’avions déjà indiqué dans un précédent article concernant la succession de Marc Blondel, le choix de la raison se portait sur la candidature de Jean-Claude Mailly. Cette question est désormais, vu le retrait de la candidature de Jean-Claude Mallet, dépassée. Les problèmes ne sont pas pour autant tous réglés. Du point de vue tout d’abord des instances confédérales (commission exécutive, bureau), quelle sera leur composition qui inéluctablement déterminera une part importante de la capacité d’action de la confédération ? La question essentielle pour Force ouvrière dans les mois et années à venir est en effet la question du maintien de son indépendance. La confédération Force ouvrière actuelle, malgré parfois ses atermoiements, hésitations, reculs, ne peut pas rentrer dans le schéma gouvernemental et patronal. Il n’y a qu’à voir la haine incroyable que suscite la confédération dans les médias aux ordres pour s’en persuader. L’objectif est pour le pouvoir d’aboutir à terme sinon à une seule confédération dite représentative, du moins à un « syndicalisme rassemblé » en l’occurrence celui de la CGT et de la CFDT. Thibaut s’inscrit totalement dans cette logique, d’où les transferts négociés de militants entre les deux organisations.
De même la loi Fillon sur le « dialogue social » qui détruit le principe de faveur qui voulait qu’il n’y ait pas de possibilité de conclure un accord d’entreprise, fut-il majoritaire, en deçà de la convention de branche et introduit la notion d’accord majoritaire, rentre dans cette perspective de syndicalisme rassemblé.
Les pressions sont donc considérables et la tentation est grande pour certains membres de l’appareil de FO, dont ses structures les plus conciliantes pour le pouvoir, de tout faire pour que FO s’inscrive aussi dans cette logique sur la base de l’argument : soit on s’intègre dans ce processus, soit on disparaît à terme (disparition du jeu institutionnel s’entend).
L’enjeu du prochain congrès est donc bien pour les milliers de délégués de base d’imposer clairement une orientation de lutte et d’indépendance. Et cela fait, il restera encore à imposer le respect des mandats à tous les niveaux. Et chacun sait que c’est une bagarre permanente sur le terrain… L’enjeu est considérable. Il est déjà loin d’être facile (on l’a vu en 1995 et en 2003), avec une confédération FO pas trop mal orientée, d’organiser la résistance sociale. On imagine la difficulté supplémentaire avec une confédération Force ouvrière totalement intégrée.
Samuel