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Pour qui sonne le glas ?

Le jeudi 29 janvier 2004.

La religion (voile, croix, kippa) et la mort « ostensible » (battage autour de l’euthanasie et des deuils collectifs médiatisés à outrance) qui monopolisent actuellement le débat public ne sont pas appelées à l’avant-scène par hasard, avant un printemps qui menace d’être chaud. Le voici « refroidi » d’avance.

Passons sur l’exhibition des filles « voilées », sachant que ce qui retourne un voile en viol est plus ténu que les trois lettres du mot loi. Les « signes religieux ostensibles » ont pour principal objectif de proscrire les signes ostensibles politiques tels que tracts, AG et grèves (on attendra longtemps que les « signes ostensibles » de la marchandise toute-puissante, marques, logos, etc., soient eux aussi interdits).

Passons sur le procès Imbert, qui consomme la guignolade française : que l’état, la justice et leur bras policier, dûment prévenus du « méfait », se retrouvent coupables, selon leur propre logique légale, de non-assistance à personne en danger mais prétendent juger et exécuter quand même, que la nécessité du droit à l’interruption volontaire de la vie (euphémisme pour ne pas dire « suicide assisté », comme IVG fait plus propre qu’« avortement ») se pose en termes aussi pudibonds que mensongers d’une « loi sur l’euthanasie [1] », voilà qui signe la monstrueuse hypocrisie dans laquelle s’ouvre un débat vicié.

Car il est parfaitement clair qu’une société respectant la liberté, pour chacun, « d’en finir » avec sa propre vie ne saurait conserver le moindre achoppement pour contraindre qui que ce soit à l’exploitation « consentie » et à la servitude volontaire. Pour que l’aliénation subsiste, il faut bien avant tout que chacun soit « obligé » de vivre et, partant, logique ubuesque du système oblige, obligé de la « gagner », sa vie.

La question est donc bien toujours, dans ces grands débats démocratiques organisés comme preuve de la bienveillance de l’ordre, celle avant tout de la manipulation du langage, de la programmation calculée de la confusion et du brouillage des concepts. Quel espace investir, où nous puissions encore « opposer la force de nos mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté [2] » ? Seuls se font entendre ceux qui construisent les prisons : ils ordonnent le débat, le discours, le vocabulaire, imposent partout le référent carcéral.

Car entendez-les bien : oui, ils s’expriment mal, ne pouvant exprimer que ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent et ce qu’ils font : l’aliénation, pariant sur l’ignorance et l’illettrisme qu’ils ont favorisés.

Passons sur l’offensive de légiférer les pratiques psychothérapeutiques menée au motif de la lutte contre les sectes mais qui vise à conjurer la menace qui s’annonce : la mise en cause du système capitaliste, de sa science économique et de son désordre social [3] par les dernières avancées de la médecine psychiatrique, de la psychanalyse et leur refus de « l’homme clôturé ».

Au-delà d’une simple visée propagandiste, est à l’œuvre une entreprise autrement dangereuse de « programmation neuro-linguistique » collective [4], qui tente de réifier ce qui fait le référent du sacré dans toute société humaine : la mortalité qui nous fonde. L’entreprise se mène à travers l’instrumentalisation de ce que la psychanalyse appelle le « travail du deuil ». Corollaire indispensable de cette réification : le matraquage constant d’un retour au religieux qui spolie chacun du droit d’affronter sa liberté à sa propre mortalité et d’en construire sa propre réponse.

J’avoue avoir quelque peine à écrire cet article, tant je suis au bord de la nausée devant l’assommoir médiatique assénant sans relâche, dans la plus répugnante obscénité, son exaltation du « deuil ». Un procès s’ouvre-t-il ? Il faut aux « victimes » (pas les morts, les vivants) que la justice passe (entendez : paie) « pour qu’ils puissent commencer à faire leur deuil ». Un avion se crashe-t-il ? Il faut aussitôt emmener les parents sur le lieu du drame, organiser une cérémonie « œcuménique » publique, et/ou que chacun d’eux soit indemnisé (et l’on chipote sur la valeur d’un mort français ou africain face à celle d’un mort anglais ou américain) « pour qu’ils puissent commencer à faire leur deuil ». Avant même que les personnes concernées soient informées de la catastrophe, les « cellules d’aide psychologique » sont déjà à pied d’œuvre pour accoucher au forceps la parole des endeuillés, « débriefer » le traumatisme « pour qu’ils commencent leur travail de deuil ». Que nombre de praticiens hurlent contre le procédé en dénonçant ses dangers : l’anticipation forcée niant la réactivité psychique, diverse selon les individus, à de tels traumas personnellement éprouvés, et le mépris total de la capacité de « résiliance [5] » autonome de chacun, ramenant chaque « victime » vivante à l’état de brebis perdue sans son berger, peu importe.

Écoutez bien : pas un reportage où la nécessité de « faire son deuil » ne soit systématiquement martelée. Perdues, les personnes endeuillées répètent docilement la formule, il faut bien n’est-ce pas quelque chose à quoi s’accrocher. Et « il faut parler ». Le communicateur Raffarin ne le sait-il donc pas ? Ce qui nous est commun est incommunicable, et le deuil est précisément ce qui lie notre humanité commune. La dictature imbécile du dialogue obligatoire, l’obsession raffarineuse viole et interdit jusqu’au silence des cœurs déchirés : que vaut, alors, une parole ?

Il n’y a de « voix » valables, pour le gouvernement Seillière, que muettes et dans les urnes. Funéraires de préférence.

N’importe quel analyste, analysé ou analysant, et n’importe qui ayant perdu un proche, sait bien à quel point le travail de deuil est difficile, et surtout — c’est précisément ce qui le caractérise dans sa difficulté — non négociable.

Il est, en outre, précisément impossible lorsqu’il s’agit de la mort d’un enfant — fût-il parvenu à l’âge adulte — pour un parent.

L’instrumentalisation du deuil tonitruée par les médias fidèles et suintant de « compassion » ne met pas seulement au bord de la nausée, ne donne pas seulement envie de hurler, elle est porteuse d’une incompressible violence, d’une absurdité radicalement obscène en ce qu’elle induit un partage traumatique collectif forcé.

Il y a aussi l’autre aspect de l’entreprise, son aspect symbolique, et la manière odieuse dont cette dimension est réifiée. Car cette insistance sur le deuil à faire n’induit-elle pas au fond qu’une fois ce travail « correctement » accompli (il le revalorise jusque-là, le travail, Raffarin ?), les « victimes » n’auraient évidemment plus légitimité de se révolter ? s’en prendre à l’état, au pouvoir, aux intérêts des barons ? Car faire son deuil c’est faire son deuil, n’est-ce pas, c’est-à-dire accepter la perte de l’objet.

Ce que les médias nous imposent donc, c’est « la vérité » : nous sommes dans une société où dorénavant la perte doit être acceptée. La loi capitaliste de la perte, en s’instaurant comme deuil et le supplantant, est ainsi sacralisée. Or, dès lors qu’il y a une cause objective, non naturelle, injustifiable, rationnelle et aveugle, qui s’appelle l’exploitation et le mépris, à la perte et à la mort des hommes, aucun travail de deuil ne peut être accompli. La seule manière « d’accepter » ces pertes-là, c’est de faire en sorte qu’il n’y en ait jamais plus. Que ce soit révolu. Ce deuil à faire s’appelle révolution.

Bien d’autres questions se posent, qui éclairent encore la dimension sinistre de la mise en scène macabre : qu’en est-il du « travail de deuil », si nécessaire à faire, qu’ouvrirait aux réelles victimes endeuillées « et » blessées le procès de l’usine AZF ? Qu’en est-il de celui des 15 000 morts « de chaud » de l’été dernier ? Qu’en sera-t-il de celui des familles endeuillées par la légionellose ?

En avait-on déjà « fait son deuil » de ces gens-là, les « vieux » étaient-ils donc déjà morts ? Ne sont-ils pas de ceux que la maffia Seillière et les autres passent par pertes et profits (surtout par profits) et appellent « gens de trop » dans leur système ? Aux orphelins des gens de trop, il ne reste plus qu’à faire au plus tôt leur deuil de la clique élue.

Voilà la résultante de la techno-communication mise au pouvoir pour servir le capital.

La dangerosité de la bêtise des manipulateurs est sans bornes. À jouer avec le feu, ils vont allumer des brasiers. À entretenir la terreur, ils sèment un terrorisme qui ne fera pas la révolution de l’intelligence. À détruire le langage, ils forcent la violence muette des actes. À prétendre domestiquer la mort qui nous sacre, ils signent l’arrêt de mort de leur classe. Ils sont stupides à en mourir.

Anne Verneet


[1« Euthanasie » signifie « mort sans souffrance ». L’euthanasie est donc la règle dans l’exercice médical, dont le devoir est de soulager la souffrance. En conséquence de quoi, la question n’est pas celle de l’euthanasie, mais bien celle du suicide assisté, de la mort volontaire. Mais cela ne peut être dit…

[2Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassassier.

[3Pour renvoyer à l’aphorisme d’Élisée Reclus, « L’anarchie est la plus haute expression de l’ordre ».

[4La « programmation neuro-linguistique », ou PNL, outil de « formatage » de la personnalité initialement forgé par la scientologie, est devenue une pratique courante dans le management d’entreprise.

[5La « résiliance » désigne la capacité psychique de surmonter un traumatisme en développant une espèce de « sentiment actif du temps » qui « résilie » en quelque sorte ce qui, dans le traumatisme, paralyse justement le désir, le mouvement et l’action de l’être en le bloquant sur la souffrance.