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« Père, fils » (Otets y syn) un film d’Alexandre Sokourov

Le jeudi 29 janvier 2004.

En regardant Père, fils, un plan du splendide Mère et fils m’est revenu en mémoire : le fils tient sa mère dans les bras, elle repose sur ses bras étendus, il la porte en offrande dans une nature en pleine floraison, une nature luxuriante où les herbes, les champs et chaque arbre participent à une sorte de symphonie pastorale, le vent lui-même agite branches et prairies pour les saluer et les accompagner. Dans Père, fils cette situation est comme inversée : le fils se tient sur les épaules du père et nous les voyons sur fond de ciel et de nuages d’où n’émergent que quelques rayons de soleil. Ils se tiennent devant nous ; le père sourit et ne semble pas accablé du poids du fils. Ce plan est fait de sérénité et d’assurance tranquille, figurant une sorte de panthéisme laïque, une fusion entre l’homme et la nature à plusieurs niveaux. Ces sentiments se communiquent au spectateur.

La séquence d’ouverture montre deux corps d’hommes, torse nu : ils sont enlacés, petit à petit seulement, nous distinguons véritablement les deux corps. Sont-ils en train de lutter ou de se reposer, jouent-ils seulement à mesurer leurs forces ? En tous cas, deux corps juvéniles, on dirait des frères, se mesurent l’un à l’autre, leur relation semble affectueuse, ils communiquent sans paroles, mais dans une harmonie contagieuse. Une force tranquille émane d’eux et se transmet, exprimant l’amour de leur lien. Les sentiments forts de l’un pour l’autre s’étalent en toute liberté. Leur entente profonde paraît évidente, tellement ils sont dans l’harmonie et la grâce.

Dans le film, ils font des envieux. Un jeune homme rejoint leur appartement sous les toits, une espèce de nid d’aigle qui domine la ville. Car ils peuvent accéder aux toits et contempler l’architecture de cette ville, « européenne, ancienne, où la richesse culturelle est encore une réalité ». Au loin, on devine la mer. C’est Lisbonne qui est filmée, mais cela pourrait être n’importe quelle autre ville au bord d’un fleuve ou en front de mer qui posséderait encore aujourd’hui, bâtiments et traces d’architecture des siècles passés, c’est cela que Sokourov voulait montrer.

Dans le vide, des planches posées sur les rebords des fenêtres font passerelle entre la chambre du père et la chambre du fils. Ils se rencontrent dans les airs, en saltimbanques. Un visiteur les dévisage, et sa peur de ces exercices périlleux se communique aux deux autres. Le nouveau venu réalise que ces deux-là vont plutôt le protéger, il accueillera leur protection et leur amitié.

Ce lien privilégié laisse-t-il encore de la place pour d’autres personnes ? Le plan s’élargit, et nous contemplons une jeune femme qui essaie d’entrer en relation avec le fils qui ne semble pas la repérer. Séparée de son interlocuteur par une vitre, plus exactement par une porte vitrée, elle est montrée bataillant avec la paroi transparente, proche et lointaine à la fois. En effet, le fils ne la voit ni ne l’entend, alors que nous voyons sa grâce, sa beauté et sa déception de partir sans avoir pu établir un contact. Sempiternelles questions : a-t-il voulu parler de l’homosexualité, d’homo-érotisme ? Sokourov se fâche et accuse : « Oui, le père est tendre avec son fils, oui, chacun veille sur l’autre, mais cela n’est-il pas la chose la plus habituelle, la plus ordinaire ? Quelle maladie avez-vous, les Européens, pour ne plus pouvoir voir une œuvre d’art sans chercher à lui donner une signification sexuelle réductrice. » Quand Mère et fils sortait, on lui posait toujours la même question : est-ce un film sur l’inceste ? Depuis qu’il montre Père et fils, on lui demande, est-ce un film sur l’homosexualité ?

« Si j’ai tourné à Lisbonne et non pas dans ma ville (Saint-Pétersbourg), c’était pour filmer la culture, l’architecture, la beauté d’une de ces villes qui nous appartient à nous tous et dont nous devons à aucun prix nous séparer. Nous avons besoin de ces valeurs pour rester des êtres humains. Seules les œuvres d’art sont un rempart contre l’entreprise de colonisation par l’industrie du cinéma américain. […] Nous avons besoin de tels lieux pour faire respirer et faire s’épanouir notre âme. »

Pour revenir au plan qui rappelle et rapproche les deux films : Mère et fils, Père, fils, écoutons Sokourov qui poursuit : « Ce père fait ce que doivent faire tous les pères : il est affectueusement aux cotés de son fils qu’il porte avec son amour (au propre et au figuré). Ainsi, transmettons-nous à nos enfants ce que nos parents nous ont donné. Toute notre vie ne suffira pas pour rembourser cette dette, contractée à jamais. Le fils à son tour portera son père dans ses bras quand il va mourir. Ainsi le cercle se refermera. C’est notre devoir de transmettre cet amour. »

Alexandre Sokourov est un grand artiste qui fait avancer l’art cinématographique avec chacun de ses films. Les exploits technologiques ne l’intéressent pas en soi, même si l’Arche russe a été tournée d’un seul plan séquence : il aimerait que ses films soient chargés de cette énergie qui animait un Dostoïevski, que ses images nous interpellent de la même manière que les livres importants, que nous trouvions dans ses images un rempart contre la barbarie et l’abrutissement orchestrés par l’industrie du cinéma « qui a vendu son âme ».

Heike Hurst


La foi en l’œuvre d’art comme rempart contre la barbarie et les dérives actuelles font que Alexandre Sokourov travaille d’arrache-pied. Pour la sortie de son film, il a même accordé une interview au Film français pour mettre en garde contre l’emprise des majors américaines sur les cinématographies européennes. Il parle du mépris dont le cinéma russe, entièrement aux mains de la Mafia russe, témoigne à son égard (nº 3026, 16 janvier 2004).