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Le Capitalisme est grippé abattons-le !

Le jeudi 5 février 2004.

Depuis plusieurs semaines, l’épidémie de la grippe aviaire s’étend en Asie : Vietnam, Thaïlande, Corée du Sud, Hong-Kong, Taïwan, Japon, Chine. Face à sa progression particulièrement rapide, l’angoisse grandit, la psychose s’installe. La presse a globalement relaté les faits, esquivant courageusement l’analyse politique.

Au 29 janvier, plus d’une dizaine de personnes (surtout des enfants) avaient succombé. Après une période d’hésitation (il ne faut surtout pas affoler la population !), l’artillerie lourde est sortie : on fait appel à deux agences des Nations unies (l’OMS et la FAO), plus de vingt millions de volailles sont abattues, on désinfecte les élevages, des contrôles et des tests sont mis en place, on restreint la vente… En France, le poulet nous arrête ; en Asie, on arrête le poulet !

Retour en arrière

Avec un aplomb déconcertant, nos autorités nous annoncent un embargo européen au nom du principe de précaution. Pourquoi s’agit-il d’effronterie ? D’abord parce que depuis 1959 (essor de l’élevage industriel), on a recensé une vingtaine d’épidémies importantes de la grippe aviaire dans différents pays d’Europe, d’Amérique et d’Asie : il s’agit donc d’une menace sanitaire de première importance pour l’espèce humaine. Ensuite, parce qu’une alerte sérieuse avait été lancée par des spécialistes du corps médical (voir Science et Vie de décembre 1998). Qu’on en juge plutôt.

En septembre 1998 (il y a quand même cinq ans !), se sont tenues les XIIe Rencontres européennes sur la grippe et sa prévention. Le rapport concluait de cette manière : « Avec ses 12 millions de porcs, ses 500 millions de poulets, ses 10 millions de canards — et ses 3 millions d’habitants — la Bretagne réunit toutes les conditions pour donner naissance à un nouveau virus grippal, qui pourrait être aussi dangereux que celui de la grippe « espagnole » qui, en 1918, fit plus de 20 millions de morts rien qu’en Europe. Cette épidémie pourrait venir de Grande-Bretagne, de Belgique, des Pays-Bas, du Danemark, d’Allemagne, d’Espagne ou de Chine ; cependant, la région armoricaine présente la particularité de rassembler des conditions d’élevage à un degré maximal sur un espace réduit (27 000 km2), ce qui en fait une niche écologique idéale pour l’émergence d’un tel virus. »

En théorie, les virus de la grippe sont spécifiques à chaque espèce ; en fait, l’observation enseigne que ces virus peuvent passer d’une espèce à l’autre et engendrer des virus hybrides. Cet hybride peut être très pathogène pour les populations humaines, car elles n’ont pas d’anticorps pour le neutraliser.

À la même époque, des chercheurs du Centre national d’études vétérinaires (CNEVA) à Ploufragan (Côtes d’Armor), chargés de surveiller les 8 000 élevages industriels de porcs et les 5 000 exploitations avicoles de Bretagne, ne rassuraient pas vraiment : « Si une pandémie survenait, que ferait-on ? » « À vrai dire, pas grand-chose, car les problèmes qui se poseraient n’ont jamais été traités à l’échelon international », répondait le Pr Dubois. Pour sa part, S. van der Werf, chef de l’unité de génétique moléculaire des virus respiratoires à l’Institut Pasteur, en rajoutait une louche : « À partir du moment où l’on disposera de la souche virale, on ne pourra vacciner la population qu’au bout de trois mois, le temps de préparer le vaccin. » Pour conclure qu’en cas de pandémie, on risque donc d’assister à une pagaille indescriptible. De quoi donner la chair de poule !

Des comportements criminels

Bien que les conclusions de ce rapport n’aient pas été reprises par la grande presse, nos « élites » ne pouvaient ignorer le danger ! C’est bien la recherche effrénée du profit qui est la cause des conditions d’élevage génératrices de ce désastre sanitaire. C’est bien pour produire le plus possible au moindre coût que sont défiées les lois de la biologie : le capitalisme ne peut intégrer que les principes de la mécanique, et donc réduire un être vivant à un « animal-machine » (dans l’attente impatiente des progrès de la génétique). En accusant récemment le Premier ministre de son pays de « dissimulation », pour avoir voulu protéger la très rentable industrie du poulet et le secteur du tourisme (on perd déjà des poulets : si, en plus, on perd des pigeons !), un sénateur thaïlandais ne s’y était d’ailleurs pas trompé.

Ainsi, pour ne pas nuire à des intérêts financiers gigantesques, pour ne pas compromettre l’approvisionnement des restaurateurs-poubelles à la MacDo, pour ne pas mettre en cause des politiques agricoles dont l’objectif est de surproduire délibérément, des gouvernements font prendre aux populations des risques considérables, tout en maniant avec le plus grand cynisme et l’hypocrisie la plus redoutable des concepts anesthésiants (principe de précaution, développement durable). Hormones, antibiotiques, vache folle, poulet à la dioxine. Combien de scandales faudra-t-il encore, combien de morts faudra-t-il pleurer avant qu’un sentiment de révolte envahisse les populations, avant que l’on prenne conscience que le « développement » imposé par le capitalisme constitue le plus grand crime contre l’humanité dont les auteurs resteront impunis ?

Jean-Pierre Tertrais