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La Santé

combien de dividendes ?
Le jeudi 5 février 2004.

Les mercenaires de la finance et les états-majors de l’industrie pharmaceutique ne se posent plus la question. Quand les butins se chiffrent en milliards de dollars, on ne discute plus. On tape. Ainsi le choc des titans. À ma droite, Sanofi-Synthelabo, ex-filiale du groupe Elf-Aquitaine, qui à force d’absorptions et avec la bénédiction de ses deux principaux actionnaires (Total et L’Oréal), est entré dans le peloton de tête de l’industrie pharmaceutique. À ma gauche, Aventis, né du rapprochement des activités d’Hoechst (Allemagne) et de Rhône-Poulenc dans le domaine des sciences de la vie. Numéro un français, et cinquième leader mondial. Le premier a récemment lancé contre le second une offre hostile, doux euphémisme signifiant, plus prosaïquement, que Sanofi-Synthelabo ouvre grande sa gueule pour manger Aventis tout cru.

Les observateurs n’auront pas attendu cette OPE-OPA pour comprendre que dans le domaine de la santé, tout se décline au financier. Aujourd’hui, l’action des laboratoires n’aura jamais qu’une signification : celle traduite par l’évolution des marchés boursiers. Ici, on parle de R & D, les fameux départements Recherche et Développement des laboratoires chargés de découvrir les molécules qui seront à la base des nouveaux médicaments mis sur le marché. La protection des capitaux passant avant toute chose, y compris la vie, ces nouvelles molécules seront d’abord sévèrement brevetées, histoire de faire tinter, pour vingt ans minimum, le tiroir-caisse de son heureux propriétaire. Et garantir à la société détentrice de la molécule un portefeuille de blockbusters, ces médicaments qui rapportent au minimum un milliard de dollars par an de chiffre d’affaires.

Mais voilà. C’est que ces messieurs des grands groupes pharmaceutiques, trop absorbés par de lourdes et coûteuses restructurations successives, n’ont pas vu le temps passer. Et un bon paquet de leurs chers brevets va tout simplement tomber dans le domaine public et s’offrir, horreur ! aux génériqueurs, ces bradeurs de médicaments. Même en cas de fusion entre Sanofi et Aventis, la méga-société qui en résulterait n’est pas certaine de remplir à fond ses pipelines, autre terme savant pour désigner le circuit des molécules depuis leur découverte jusqu’à l’autorisation de mise sur le marché.

Et inutile d’attendre de l’État qu’il mette la main au portefeuille et injecte assez de flouze pour doper la R & D. Malgré une volonté affichée, au plus fort des élections, de consacrer 3 % du produit intérieur brut à la recherche scientifique, le gouvernement élu confirme la baisse drastique des crédits de paiement, des budgets et du taux de recrutement des chercheurs, provoquant une large vague de protestation dans le milieu scientifique. Ce dernier sait désormais que les promesses n’engagent que ceux qui y croient.

Sale temps pour l’industrie pharmaceutique ? Il y a toujours moyen de se refaire. En recourant notamment aux nombreuses start-up qui n’ont pas attendu la débandade pour s’engouffrer dans le trou béant de la R & D. Ainsi donc, ces petites unités de recherche se spécialisent chacune dans un projet précis, et se laissent d’ailleurs outrageusement courtiser par les grandes firmes. L’une d’elles, par exemple, a signé un contrat de plus de 40 millions de dollars pour obtenir l’identification de certaines protéines. Mais là encore — et logique commerciale oblige — les start-up, confrontées à d’importantes dépenses liées à la recherche fondamentale, tâchent à leur tour de séduire les investisseurs en subordonnant leurs recherches à des critères de stricte rentabilité. En ciblant, le cas échéant, la clientèle occidentale à fort pouvoir d’achat ou du moins solvable, à travers le traitement de l’obésité ou du sevrage tabagique par exemple.

Pendant que les spécialistes de la finance spéculent sur l’opération menée par Sanofi contre Aventis, pendant que les centrales syndicales protestent mollement contre les licenciements qu’une telle restructuration ne manquera pas de provoquer (tout en se réjouissant que le super-groupe en devenir restera européen, largement français et compétitif par rapport à ses concurrents américains ou asiatiques), les inégalités sociales et sanitaires se creusent. En France, le projet gouvernemental consiste à baisser le niveau de remboursement des médicaments et à concentrer l’assurance maladie obligatoire sur toutes les maladies « graves » (graves comment ?). Un seul salut : l’assurance volontaire complémentaire pour ceux qui en auront les moyens. Réjouissons-nous : au moins, dans nos pays du Nord, il nous restera la nostalgie d’un certain système de protection sociale basé sur la solidarité. Au Sud, il n’y a même pas l’espoir. D’après une étude de l’Organisation Mondiale de la Santé, 43 % des décès dans les pays dits « en développement » sont provoqués par les maladies infectieuses. Bien davantage que les guerres et les catastrophes naturelles. Si les miséreux n’ont guère participé à notre mouvement de panique suscité par la pneumopathie atypique (916 décès entre novembre 2002 et juin 2003) ou la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jacob (140 personnes touchées en Europe et en Amérique du Nord de 1996 à 2002), c’est sans doute parce que, chez eux, ils n’ont que l’embarras du choix : infections respiratoires (3,9 millions de décès par an), sida (2,9 millions), maladies diarrhéiques (1,9 million), tuberculose (1,6 million, et très en vogue dans l’ex-empire soviétique), paludisme (1,1 million), rougeole, coqueluche, maladie du sommeil… Et parmi ceux qui échappent à la mort, innombrables sont les victimes de séquelles graves (problèmes de croissance, de retard mental, cécité…). Les pays les plus touchés ont vu leur espérance de vie chuter de moitié, pour tomber autour de trente ans. Vingt-six ans pour les enfants de Sierra Leone nés en 1999… Alors que les traitements existent.

Ceux qui imaginent une organisation scientifique fondée sur l’entraide, la coopération, le partage, l’effort commun, l’émulation, ceux-là peuvent toujours rêver. La réalité, c’est une logique marchande qui met au pas TOUS les domaines de l’activité humaine. Et qui rançonne, progressivement, les besoins les plus élémentaires. Malheur aux pauvres ! Les populations non solvables continueront de crever sans faire l’objet du moindre effort de la part de l’industrie pharmaceutique. Dame ! C’est qu’en période de fusions et de restructurations, les courbes de température importent moins que celles du Nasdaq. Elles crèvent aujourd’hui, elles crèveront demain, parquées dans les bidonvilles et soumises aux pires conditions de vie et d’hygiène. Chacun de ces effroyables composts humains produit chaque année les maladies qui ravageront encore davantage les rangs des misérables. Et chaque bouleversement écologique, provoqué par les appétits suicidaires du capitalisme, offre par répercussion de nouvelles perspectives aux virus, bactéries et autres parasites. Le libéralisme, lui, se porte à merveille.

Ceux qui proclament que le capitalisme peut revêtir un visage humain n’ont peut-être pas tort. Si le capitalisme est, précisément, la maladie qui gangrène nos sociétés modernes, il s’agit bien d’une espèce mutante. Qui restructure, se régénère et se renforce en permanence.

André Sulfide