Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1345 (5-11 févr. 2004) > [El Pueblo callado, jamás será escuchado]

El Pueblo callado, jamás será escuchado

« Le peuple qui se tait, ne sera jamais écouté. » Un slogan cher aux paysans d’Atenco
Le jeudi 5 février 2004.

Invités par la CNT en France au mois d’avril 2003, deux représentants du Front de défense des « pueblos » et de la terre de San Salvador Atenco sont venus parler de la lutte qu’ils mènent depuis octobre 2001. Ce mouvement a commencé suite à un décret d’expropriation de leurs terres en vue de la construction d’un aéroport international. Deux ans après, nous sommes allés les rencontrer lors d’une période d’extrême tension.



LUNDI 1er décembre 2003. Deux hélicoptères de la police et de l’armée survolent la ville depuis le matin. Des coups de canon retentissent. Dehors, les gens sont tendus. Certains courent vers le centre ville, d’autres, l’air angoissé, échangent quelques paroles et des regards inquiets… Non, nous ne sommes pas dans un film policier ou dans un film de guerre, mais à San Salvador Atenco.

San Salvador Atenco est une ville située à 50 kilomètres de Mexico. Elle compte environ 40 000 habitants. Sa population, essentiellement paysanne, s’étend sur les 20 000 hectares de terre de la commune et se divise en six « pueblos [1] ».

Une lutte radicale et déterminée

Jusqu’au mois d’octobre 2001, la majorité des habitants ne se souciaient guère des velléités gouvernementales et de la politique en général. Mais voilà, à cette date, des paysans aperçoivent des ingénieurs d’entreprises privées faisant des études topographiques sur leurs terres. Celles-ci sont essentiellement des propriétés communales et communautaires. N’obtenant aucune information de la part des ingénieurs, ils cherchent alors à comprendre et interrogent en vain les autorités municipales. Inquiets, ils font alors des recherches sur Internet, un outil qu’ils découvrent et qui leur sera d’une aide précieuse tout au long de la lutte.

À leur grande stupéfaction, ils apprennent que l’État de Mexico projette la construction d’un aéroport de fret international, qui aurait comme conséquence l’expropriation des 20 000 hectares de terres sur lesquelles ils vivent. En regardant les plans de plus près, ils découvrent, désemparés, que tout doit disparaître : ils ne voient plus ni leur maison, ni leur jardin… tous leurs lieux de vie voués à la destruction et ce dans le mépris le plus total des habitants et de leurs désirs. À tel point d’ailleurs, comme ils le découvriront un peu plus tard, que sur un guide touristique prévu pour 2002, l’aéroport avait déjà pris la place d’Atenco !

Très rapidement, après la stupeur et face à la violence extrême des projets gouvernementaux, les habitants et les habitantes se mobilisent. Le 8 octobre 2001, alors qu’il n’y a toujours pas d’annonce officielle, ils manifestent pour la première fois dans la ville avec leur outil de travail, la machette, qu’ils brandissent haut. Celle-ci deviendra un des symboles importants de leur lutte. En effet, comme certains nous le diront, leur outil de travail doit servir leur émancipation et non le contraire !

Le 22 octobre 2001, le décret d’expropriation est publié. La mobilisation va alors grandir et la population s’organise en donnant naissance au FPDT (Front des « pueblos » et de la défense de la terre). Ce front regroupe des militants d’origine sociale et de tendance politique très diverses. On y trouve des paysans mais aussi des entrepreneurs et des travailleurs libéraux qui décident de tout sacrifier à la lutte. Une chose les a réunis dès le départ : leur terre. Comme nous l’avons dit plus haut la propriété est surtout communautaire et la plupart des habitants, même quand ils ont une activité salariée à côté, ont une parcelle. Soulignons aussi le caractère mixte de la lutte. Les femmes, autant que les hommes, ont su rapidement y trouver leur place.

Lorsque les membres du front apprennent que le maire, au courant du projet, avait signé des accords dans le dos de ses administrés ils font monter la pression. Une pression qui oblige celui-ci à fuir la ville et à ne plus jamais revenir. De manière symbolique, mais aussi pour éviter un vandalisme qui pourrait se retourner contre eux, ils décident alors de sceller les portes du palais municipal. Débarrassés du pouvoir officiel, les habitants et les habitantes s’organisent en assemblées générales dans chacun des « pueblos » et mettent en pratique la démocratie directe, une expérience qui ancrera la lutte dans la durée. Pendant près de dix mois, les manifestations vont se multiplier à San Salvador Atenco, à Toluca (capitale de l’État de Mexico) et à Mexico même.

La force du mouvement va résider tout d’abord dans sa radicalité et sa détermination, portées et alimentées par la forme très collective de la lutte. Pendant les dix mois qui suivent la publication du décret d’expropriation, le gouvernement fédéral et celui de la République du Mexique vont essayer de convaincre la population du caractère d’utilité publique de ce projet d’aéroport. Mais, conscients que pour le gouvernement, la seule utilité qui compte est de répondre aux exigences du plan Puebla-Panama (couloir entre l’État de Puebla et Panama qui prévoit des infrastructures industrielles et commerciales au service du voisin états-unien) qui ne tient pas compte d’eux, les membres du Front tiendront bon. Une première proposition d’indemnisation s’élevait à 7 pesos le mètre carré (soit environ 50 centimes d’euros) ! Devant le refus légitime des habitants, les autorités proposeront dix fois plus. La réponse du Front restera sans équivoque : « Si vous nous proposez dix fois plus, c’est que nos terres ont de la valeur. Elles ne sont donc pas à vendre [2]. » Jusqu’en juillet 2002, on ne compte plus le nombre de manifestations et d’affrontements avec l’armée, la police d’État et la police fédérale. Ceux-ci sont à l’image de la détermination des femmes et des hommes de San Salvador Atenco. À l’aide de leur machette [3], qu’ils aiguisent sur le bitume [4], montés sur leurs tracteurs ou leurs chevaux, ils font reculer les forces de l’ordre qui, régulièrement, cherchent à faire obstacle aux nombreuses marches qu’ils accomplissent.

Loin de s’abattre, leur détermination va s’accroître avec la répression gouvernementale. Le 8 juillet 2002, lors d’une grande manifestation vers l’aéroport de Mexico, dix-neuf membres du front sont arrêtés et faits prisonniers. Atenco va alors connaître huit jours durant lesquels la tension sera à son comble. Pendant quatre jours (du 11 au 15 juillet 2002) ils bloquent tous les accès à la ville, élèvent des barricades, allument des feux sur les 20 000 hectares et, face à l’armée qui guette, hommes et femmes se relaient jour et nuit. Dans le même temps, d’autres se rendent au palais de justice de Texcoco (à environ cinq kilomètres de San Salvador Atenco) et prennent en otage le procureur adjoint, des assesseurs et un policier. Ils menacent de plus de faire exploser des camions-citernes transportant du pétrole si leurs prisonniers ne sont pas libérés. Les tractations vont durer quatre jours, à la fin desquels le gouvernement finira par céder. De son côté, le Front relâche immédiatement ses otages.

Dans la foulée, le 24 juillet 2002, des négociations s’ouvrent entre le gouvernement fédéral et le FPDT. Le 1er août 2002, le président Vicente Fox (du parti libéral PAN [5]) annonce que la construction de l’aéroport n’est finalement peut-être pas une nécessité ! Et, le 8 août 2002, c’est la victoire, le gouvernement de l’État de Mexico annonce officiellement la suspension du décret d’expropriation. Cette victoire sera entachée par la mort de leur compagnon José Enrique, qui a été sauvagement frappé lors de son incarcération.

Zapata vive, la lucha sigue !

Après la victoire, on aurait pu penser que le mouvement s’essoufflerait. Il n’en a rien été. Sur le plan local, ils ont continué à fonctionner en assemblées en désignant des représentants pour se rendre notamment à des tables de négociations avec le gouvernement.

En juillet 2003, le gouvernement organise de nouvelles élections pour renouveler le mandat municipal. La population, rodée à l’absence de pouvoir, dorénavant synonyme de corruption, n’a eu qu’une réponse à cette provocation : la destruction des urnes. Depuis, plusieurs membres du Front sont inculpés pour entrave au bon déroulement des élections [6]. Une deuxième tentative du gouvernement a de nouveau échoué au cours de l’été.

Cependant, le 12 octobre de la même année, les élections se sont finalement tenues. Le nouveau candidat du PRI [7] a pu compter sur ses partisans et sur une faible participation pour être élu. Mais c’était compter sans la détermination toujours farouche des membres du Front et de celles et ceux qui les soutenaient, bien décidés à ne pas le laisser prendre ses fonctions.

Nous sommes arrivés là-bas le 29 novembre 2003, juste avant la date butoir, de l’entrée en fonction du nouveau maire, prévue par le gouvernement pour le 1er décembre. Nous avons assisté à deux jours d’affrontements entre les membres du PRI et ceux du FPDT [8]. Finalement, le 1er décembre en milieu de journée, des négociations se sont ouvertes entre une délégation du FDPT et le maire. Dans la soirée, un accord a été signé. Le maire s’est engagé, entre autres points, à une transparence totale concernant la gestion de la ville, à ne reprendre aucun des membres des deux anciennes équipes municipales, à faire disparaître le groupe parapolicier « Vivo 5 » qui sévit dans la ville, à la construction d’un hôpital de spécialités liées aux paysans et à l’arrêt des poursuites judiciaires concernant les membres du FDPT suite à la destruction des urnes. Pour sa part, le Front s’est engagé à laisser le libre accès à la mairie.

Dans les jours qui ont suivi, la justice de l’État s’est prononcée contre l’arrêt des poursuites judiciaires, ne considérant pas la destruction des urnes comme un acte politique mais comme un acte de délinquance ! Par ailleurs, le maire, qui s’était engagé à siéger à San Salvador Atenco, a été pris à partie par les partisans de son « pueblo » d’origine (Ixtapa), qui exigeaient la création d’une nouvelle commune. Comme dans le même temps il s’était aussi engagé à siéger à San Salvador auprès d’autres de ses partisans, la situation est aussi très conflictuelle au sein du parti.

L’entrée du maire a été un tournant dans la lutte que les habitants de San Salvador Atenco mènent depuis plus de deux ans. Certains ont quitté le mouvement, car ils ne souhaitaient pas négocier.

De plus, la plupart des militants ont repris leur travail. Toutefois, la mobilisation demeure. Avant notre départ du Mexique, à la fin du mois de décembre 2003, nous avons rejoint les compagnes et compagnons de San Salvador Atenco lors d’une réunion, qui laisse à penser que les forces vives ne semblent pas vouloir s’éteindre.

Une trentaine de personnes étaient présentes. Le débat porte sur la suite à donner au mouvement et à la forme d’organisation qu’il doit prendre pour rester efficace et éviter de se disperser. Les compagnes et compagnons présents semblaient s’accorder sur la nécessité de créer des commissions afin de se répartir les tâches. Des questions simples se posent comme la gestion du matériel qu’ils ont pu reprendre au gouvernement.

Par ailleurs, comme les zapatistes, ils ont compris qu’on ne construit pas un projet collectif de société uniquement en s’affrontant au gouvernement. La terre, l’éducation, la santé, la culture sont autant de domaines qu’ils ne veulent plus laisser aux mains du pouvoir, car ils savent mieux que quiconque ce qui est bon pour eux.

Au niveau national et international, les femmes et les hommes du FPDT ont saisi l’intérêt de s’ouvrir sur d’autres luttes menées au Mexique et ailleurs dans le monde. Ils ont bien compris que l’isolement c’est la mort. Ainsi ils se sont mis en lien avec les zapatistes du Chiapas et le CIPPO à Oaxaca. Ils se sont rendus au Honduras et au Guatemala pour participer à des forums sur les luttes indigènes. En mai 2003, deux représentants du Front sont venus en France, ils ont participé au VAAAG. Enfin, l’année dernière, ils ont manifesté pour soutenir la lutte des Boliviens contre les privatisations.

Les compagnes et les compagnons de San Salvador Atenco ont montré que le libéralisme n’est pas une fatalité, que « les grands » de ce monde, qui décident tout à notre place, peuvent se faire tout petits lorsque nous sommes tous et toutes uni.e.s et solidaires. Enfin les femmes de S.S. Atenco, qui ont été très présentes dans la lutte — certaines virilités en ont d’ailleurs pris un coup — reconnaissent pour certaines que cela leur a permis de s’émanciper.

Bruno et Emmanuelle


Bruno et Emmanuelle militent au comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte et au groupe de la FA de Montreuil. Il et elle interviendront sur Radio libertaire le mardi 17 février, à 20 h 30 « Radio libertaria ».


[1La traduction littérale par village ou peuple serait inexacte. C’est une division qui correspondrait à des quartiers, chacun étant rattaché au pouvoir municipal de San Salvador Atenco.

[2Effectivement ces terres ont de la valeur. On y cultive entre autres du maïs, et la lutte a permis aux paysans de découvrir qu’ils pouvaient y cultiver de la spiruline (une sorte d’algue à forte valeur nutritive) en exploitant les lacs qui se trouvent sur leurs terres.

[3La machette, qu’ils désignent aussi comme leur titre de propriété.

[4Certains seront d’ailleurs poursuivis pour dégradation de la voie publique !

[5Parti d’action nationale. Parti libéral, dont est issu l’actuel président V. Fox, qui est aussi l’ancien PDG de Coca-Cola Mexique

[6De plus, tous les membres du Front ont un nombre impressionnant de mandats d’arrêt à leur encontre.

[7Parti révolutionnaire institutionnel. Parti issu de la révolution mexicaine, qui est resté soixante-dix ans au pouvoir de la République mexicaine.

[8En tant qu’étrangers, la constitution mexicaine nous interdit de participer à quelque événement politique que ce soit, sous peine d’être expulsés et de subir une interdiction de territoire pendant cinq ans, ce qui est arrivé peu de temps avant notre arrivée à deux Américains qui avaient manifesté avec eux. Nous sommes donc restés cachés dans la maison de l’un de nos compagnons du Front.