Accueil > Archives > 2004 (nº 1342 à 1380) > 1345 (5-11 févr. 2004) > [Pour un féminisme de l’émancipation : contre l’exclusion des élèves voilées]

Pour un féminisme de l’émancipation : contre l’exclusion des élèves voilées

Le jeudi 5 février 2004.

En réaction à plusieurs articles du Monde libertaire consacrés au foulard islamique, et à sa possible interdiction dans les établissements scolaires, il me paraissait important de proposer un autre point de vue libertaire sur la question.

Que dire, en tant que femme et féministe, de l’interdiction du foulard islamique à l’école, et donc de l’exclusion de celles qui refusent de l’enlever ? Dans les débats sur cette question, on évoque de grands principes (la Laïcité, la République, l’Intégration, l’Émancipation des femmes, etc.), et on montre du doigt les périls qui « nous » guettent (« la montée de l’intégrisme »), les adversaires qui « nous » menacent (les « barbus » des banlieues) et leurs « complices » (les « intellectuels pro-voile »), mais rien n’est dit sur les jeunes filles voilées, ce qu’elles pensent, ce qu’elles vivent — et surtout ce qu’elles risquent de vivre si elles sont exclues et déscolarisées.

Or, partir des personnes impliquées et de leur situation concrète nous conduit à aborder la question sous un tout autre angle. C’est une certaine conception du féminisme, défendue notamment par l’association Femmes publiques : s’intéresser à la réalité vécue par les femmes, aux situations de domination qu’elles affrontent et aux moyens de lutter avec elles contre ces dominations.

Car une chose est claire : les premières victimes d’une interdiction du port du voile à l’école seront immanquablement les filles voilées elles-mêmes. L’objectif affiché par les prohibitionnistes est de soustraire ces filles de l’emprise de ceux qui les forcent à porter le voile ; or, si tel est le cas, comment imaginer que, démunies de l’aide que peut leur apporter l’institution scolaire, loin de leurs ami.e.s, recluses dans le milieu familial, elles puissent résister à cette pression ? C’est bien à une sorte de « mort sociale » qu’on les condamne en les privant de perspective d’insertion professionnelle, et surtout de la confiance en soi et de la maturité nécessaires pour s’émanciper. C’est aussi l’influence des intégristes que l’on conforte, en leur laissant le champ libre pour prospérer. Vers qui, en effet, pourront se tourner tous ceux qui seront à coup sûr écœurés par la discrimination qui s’exerce à l’encontre de la religion musulmane ? Si les organisations de gauche et d’extrême gauche restent aussi ambiguës, la réponse est connue d’avance.

En quoi exclure les filles est-il féministe ? La lutte pour l’émancipation des femmes est toujours passée par des luttes pour l’obtention de droits. Et si des formes de répression sont nécessaires pour garantir l’égalité homme-femme, elles visent des hommes (pénalisation du harcèlement ou du viol). Qu’une répression s’exerçant sur des femmes soit désormais réclamée au nom du féminisme fait froid dans le dos.

Ce qui pose problème, surtout, c’est que la situation concrète et le devenir des filles en question sont complètement absents des débats. Au lieu de s’interroger sur les conséquences de l’exclusion, on entend une rhétorique focalisée sur les symboles, qui a les apparences de la radicalité et de l’intransigeance mais qui, parce qu’elle ne raisonne pas à partir du réel, autorise tous les arguments et permet de couper court à toute discussion. Il est facile en effet de décréter que le voile est la négation de la femme, il est plus difficile de répondre à cette question : est-on sûr qu’en faisant disparaître le symbole, on fasse disparaître l’oppression elle-même ?

Cette croyance imperturbable aux vertus de l’interdiction et de la répression, on ne peut que s’étonner qu’elle gagne des militants de gauche et d’extrême gauche, et a fortiori des libertaires. Il n’est à ce propos pas inutile de relire l’analyse d’un auteur généralement rangé sous la bannière des marxistes « autoritaires ». En 1873, Friedrich Engels se moquait des blanquistes qui, « pour prouver qu’ils sont les plus radicaux de tous, […] abolissent Dieu par décret, comme en 1793 ». Il mettait en doute l’efficacité de « cette exigence de transformer les gens en athées par ordre du Mufti », estimant à juste titre que « premièrement, on peut écrire autant d’ordres que l’on voudra sur le papier sans rien faire pour en assurer l’exécution » et que, « deuxièmement, les persécutions sont le meilleur moyen d’affermir des convictions indésirables ! Ce qui est certain, c’est que le seul service que l’on puisse rendre encore, de nos jours, à Dieu est de faire déclarer l’athéisme symbole de foi coercitif et de surpasser les lois anticléricales de Bismarck sur le Kulturkampf, en prohibant la religion en général [1] ».

Je n’ai moi-même aucune sympathie particulière pour aucune religion que ce soit, ni pour le voile. Mais en attendant, sous ces voiles, des femmes existent, de chair et d’os, et il importe aujourd’hui de penser à elles, de parler et de lutter avec elles, au lieu de les montrer du doigt et de les exclure.

Sylvie Tissot, membre de l’association féministe Femmes publiques


Le groupe Henry-Poulaille réagit à cet article dans Le Monde libertaire, nº 1347, du 19 février (Et vive la confusion !).


[1Friedrich Engels, Le Programme des émigrés blanquistes de la Commune, 1873.