Accueil > Archives > 2003 (nº 1301 à 1341) > 1321 (22-28 mai 2003) > [Russie et joie de vivre]

« Un Nouveau Russe »

Russie et joie de vivre

entretien avec Pavel Lounguine
Le jeudi 22 mai 2003.

Heike Hurst : En 1991, vous êtes allé voir les prisonniers du goulag de Pylim, près de la capitale de l’Oural, Sverdlovsk, un film commandé pour la télévision, diffusé par « Envoyé spécial ». Vous rappelez-vous cette expérience ?

Pavel Lounguine : C’est une expérience inoubliable, parce que c’était la première fois que j’étais dans un goulag. J’ai découvert là des choses absolument étonnantes sur l’âme humaine, sur la Russie. C’était pour moi l’expérience la plus importante de ma vie.

Heike Hurst : D’après cet article, on s’attend à un reportage sur l’enfer alors qu’on parle beaucoup de bonheur dans votre film !

Pavel Lounguine : Oui, mais vous savez, c’était comme une sorte de discussion intérieure… avec l’opinion occidentale à cette époque-là, qui traitait de la Russie et de l’existence humaine tout court, comment dire… Est-ce que les problèmes de la Russie sont une pénurie de saucisson ou non ? Comme si le bonheur humain méritait un confort en argent ou d’autres choses extérieures de la vie.

J’essayais de montrer, pour contrer cette raison simpliste et manichéenne — qui est un peu pour moi la raison occidentale de voir les choses —, qu’on peut être heureux dans le goulag, on peut être malheureux après. Ce n’est pas le problème du saucisson, c’est autre chose. Il y a des trucs comme la fierté, comme la dignité humaine, comme la force tout court, la force intérieure. Je l’ai trouvée chez ces gens incarcérés dans des situations inhumaines, parce que — c’est même difficile à comprendre — qu’est-ce que c’est que leur vie et comment ils travaillent et qu’est-ce qu’on fait d’eux ?

C’est vraiment « le matériel comme ça, de la sciure humaine, on essaye de les braiser comme ça en miettes, c’est de la viande hachée déjà [1] ». En même temps il y a l’effort des gens que j’ai connus là et que j’admirais en même temps.

Heike Hurst : On pense à Une Journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne, ce combat quotidien pour garder une fierté… une dignité.

Pavel Lounguine : Oui, absolument, et pour moi c’était quelque chose dans cette discussion intérieure que j’ai continuée après : faire des documentaires quand je parlais des pionniers, des esquimaux par exemple. Pour moi tout d’un coup… ça n’arrête pas. Il y a un an, je reçois une lettre du goulag où l’on me disait que le jeune caïd que j’ai filmé a été tué. Il s’était libéré (évadé du goulag ?). C’est à cause de lui que je n’ai pas montré ce film en Russie.

J’avais reçu une lettre de lui qui me demandait de ne pas le montrer parce que — selon les lois des caïds —, il ne devait pas me parler. Les caïds ne parlent pas à la télé, n’apparaissent pas à la télé. Il avait peur qu’on le voie et qu’il soit disqualifié : « Je suis tellement jeune, je veux encore vivre, je n’ai rien trouvé dans ma vie, je suis ici depuis dix-sept ans, j’ai 34 ans maintenant. »

Alors, j’ai tenu parole, je n’ai pas montré ce film en Russie. Il est sorti du goulag et j’ai su par cette lettre qu’il a été tué il n’y a pas si longtemps, tué avec une kalachnikov à Sverdlovsk, dans la grande ville de l’Oural. J’ai vu, dans ma tête, bien sûr, comment il a vécu ces quelques années de luxe, de caïd, de voleur, de brillance.

Puisqu’il ne connaissait pas la peur, je le voyais comme il est, comme une balle.

Heike Hurst : N’y a-t-il pas un lien entre ces personnes qui survivent dans un goulag et le personnage central de votre film Un Nouveau Russe, Platon Makowski, représentant d’une nouvelle mafia ?

Pavel Lounguine : Peut-être. Je ne sais pas. Je parle aussi d’autres personnages. Je continue à être ému par des gens qui ne savent pas reculer. Peut-être moi, j’ai reculé, trop… En tout cas, cette réaction infantile…

Ces gens qui jouent jusqu’à la fin, qui « brûlent leur chandelle jusqu’au bout », c’est le côté que j’admire beaucoup dans mon Nouveau Russe, « l’oligarque ». Il ne recule jamais. Il est lui-même la victime de son énergie, la victime de cette impossibilité de se rendre, de trouver un compromis.

Heike Hurst : À Locarno, la projection du Nouveau Russe sur la Piazza magnifiait encore le personnage : Votre « nouveau » Russe, nouveau riche, c’est bien lui, mais quel est son système qui semble simple et efficace pour faire du fric ? Une sorte de capitalisme sauvage ?

Pavel Lounguine : Vous savez, je parlais de Berezovsky, un gars qui vit à Londres, qui fait la guerre à Poutine et à tout le gouvernement russe, qui ne cache pas qu’il veut le renverser. Il utilise tout son argent — il en a beaucoup — pour faire de la vraie lutte politique. Il essaie de la mener, en tout cas.

Le capitalisme sauvage, ça c’est une autre question, parce que pour moi c’est le renversement du système avec Poutine.

Avec Poutine, le système entre dans la stagnation, dans les éternels problèmes de la Russie. Berezovsky continue d’être un virus du marché libre et, avec ça, de la liberté et de la démocratie. Il m’a expliqué — je l’ai vu quelquefois —, il m’a expliqué très brutalement et crûment pourquoi il était intéressé que la Russie devienne un pays des plus civilisés et le plus européen du monde. Car, disait-il : « J’ai des avoirs en Russie, s’il y a des bolcheviques ou de la criminalité, on ne peut pas faire des choses. Mes avoirs ne valent rien, parce qu’on ne peut pas les utiliser. Le pétrole que j’ai ici, on ne peut pas l’utiliser, s’il y a des problèmes. Si le pays est calme, si le pays est civilisé, si le pays est comme en Europe, je deviens dix fois plus riche. »

Il m’a expliqué cela avec un cynisme incroyable… C’est vrai ce qu’il dit : « Si tu ne peux pas prendre les choses, elles ne valent rien ici, si tu ne peux pas les prendre. » Pourquoi le pétrole en Arizona coûte dix fois plus cher ? Parce qu’en Arizona, c’est facile de pomper, mais en Arabie saoudite, demain, on va te couper la gorge… Il est devenu riche dans cette étrange zone… il y a toujours une frontière entre la loi et la non-loi. Il y a un grand champ qui n‘est pas couvert par la loi. Il a compris immédiatement comment il faut faire.

En tout cas, c’est difficile de comprendre comment les gens font de l’argent, c’est comme si tu demandais à un crocodile : « Qu’est-ce qui fait de toi un crocodile ? » Si tu n’es pas crocodile, tu ne peux pas le comprendre. ça ne s’explique pas avec des mots, c’est une autre chose. Comme par exemple, hier, on m’a demandé comment je dirigeais les acteurs : si je savais expliquer cela… Moi aussi, je suis crocodile avec les acteurs…

En tout cas, en 1989 il avait encore une vieille voiture, une Lada. Quand il partait faire un trajet avec un ami, il disait : « Lundi, c’est moi, et, mardi, c’est toi » ; et, en 1993, il était déjà parmi les cent hommes les plus riches du monde, voilà comme ça se passe… Cinq milliards de dollars, c’est une avalanche d’or, en trois ans… Il faut le mettre dans le « Michelin », dans les records de vitesse.

Heike Hurst : Pourquoi votre personnage principal s’appelle-t-il Platon ?

Pavel Lounguine : Platon, j’ai pris ce nom dans le livre de Doubov (Bolchaya Pajka) que j’ai beaucoup utilisé pour faire le scénario. J’ai pris son nom dans le livre. En Russie, c’est un nom qui existe, dans la littérature… Il y avait une poésie comme ça, un livre d’un savant du xviiie siècle qui a vécu sous Catherine la Grande, où il est dit : « La terre russe peut créer nos Platon, nos Newton, rapides par la pensée. » Donc, lui, c’est le Platon et le Newton… rapide de l’esprit russe. J’ai pris ce nom du livre. En Russie, c’est un nom qui existe. Il n’est pas connoté philosophe grec, c’est plutôt un nom populaire, comme les noms bibliques. Parfois, on trouve des Russes qui s’appellent Abraham, ce n’est pas juif, ça vient de la Bible, il y aussi des noms très chaotiques du temps des serfs ; le servage a été aboli en Russie seulement au XVIIIe siècle.

Heike Hurst : Vous créez un univers poétique très fort, alors qu’on est en plein réalisme… Expliquez-nous le rôle de la musique dans vos films ? Dans Taxi Blues, Luna Park, les personnes en crise prennent un instrument, jouent quelque chose, créent des instants, des moments de réflexion, un espace à eux, prennent un saxophone, etc.

Pavel Lounguine : Je ne peux pas l’expliquer. Moi-même, je n’ai pas l’oreille musicale et je peux vous avouer que j’écoute très rarement de la musique. J’ai besoin de musique dès que je commence à faire un film. La musique arrive comme ça. Pour ce film, j’ai beaucoup travaillé sur la musique, je ne sais pas si elle est tout à fait réussie. En tout cas, j’ai travaillé avec un grand compositeur contemporain russe qui s’appelle Leonid Dessiatnikov. On a pensé utiliser à nouveau le saxophone, le saxo de Taxi Blues. Le saxophone, c’est mon instrument préféré de solitude, de nostalgie très poétique.

Heike Hurst : L’acteur que vous avez choisi a un visage qu’on relie à la Russie post-soviétique. Dans d’autres films, il est tantôt voleur, tantôt traître, jamais dans une situation ordinaire, on ne l’imagine pas en employé de banque… en tout cas.

Pavel Lounguine : Oui, c’est vrai. C’est une star en Russie : Vladimir Machkov a beaucoup de charisme, je préfère travailler avec de très bons acteurs moins connus… mais, là, il y a quelque chose en lui, une telle énergie, vraiment magnifique. Il a quelque chose en lui ; en russe on l’appelle « l’Oligarque », je l’ai pris pour ce rôle, car personne d’autre ne me satisfaisait.

Heike Hurst : Vous avez dit, en 1995 : « Ils savent, les bien-pensants, ce que doit être le cinéma russe, alors que moi-même je l’ignore. Ils savent qu’il doit être lent, poétique, avec des gens misérables mais spirituels, des rivières larges et de la neige. Quand tu montres le chaos de la vie, c’est tout juste si tu ne deviens pas agent de la CIA… »

Pavel Lounguine : Je continue à être fidèle à moi-même, je fais comme je le sens. C’est vivre dans le luxe que de faire des choses intéressantes, c’est un très grand luxe. En même temps, comme tous les gens qui se permettent des choses, j’ai été critiqué par certains. C’est vrai que je confonds l’image, l’idéal des Cahiers du cinéma ou de Libération [2].

Comment doit être le cinéma russe ? Il y a des gens qui veulent trouver un réalisateur sourd-muet et handicapé, au nord de la Sibérie, regarder son film, le savourer… Moi, je parle des choses qui me révoltent, qui me tentent, je parle de choses auxquelles je n’ai pas de réponse.

Chaque film, c’est une sorte de réponse à des choses que je ne comprends pas.

Moi, je n’ai pas de réponses toutes faites. Pour parler de tout le processus pour faire un film, c’est, si vous voulez, le processus de comprendre, de cristalliser mes sentiments.

Heike Hurst : Que sont devenus les réalisateurs comme Pitchoul, (Petite Vera, etc.), tous ces réalisateurs qui faisaient des films au moment où l’on recevait Taxi blues comme un choc ?

Pavel Lounguine : Le réalisateur de Petite Vera, Vassili Pitchoul, je le connais bien, il a fait trois ou quatre films après, je ne sais pas pourquoi ce n’étaient pas des films très intéressants, il y a comme ça des « réalisateurs d’un film ». Il fait plutôt des émissions télé… Kanievski vit à Paris. Il n’est pas rentré à Saint-Petersbourg. Il a fait des documentaires. Après il a disparu, ça fait longtemps que je l’ai vu. Je ne sais pas, je ne sais pas pourquoi on ne se voit pas à Paris.

Heike Hurst : Vous aussi, vous vivez à Paris, partiellement ?

Pavel Lounguine : Je vis à Paris, je paie mes impôts à Paris. Ma femme et mon enfant sont à Paris. Je travaille la plupart du temps en Russie. Je vais arrêter ça. Puisque je vis à Paris, je dois faire les films ici. Je vais essayer de faire, après le Un Nouveau Russe, un premier film en français ou en anglais, ça m’est égal, mais un film qui ne sera pas lié à la culture et à la langue russe.


[1Libération du 26 septembre 1991, Gérard Lefort rend compte du film sur le goulag Pylim : « Quand on découvre que la fameuse réhabilitation par le travail consiste à débiter des troncs de bouleaux jusqu’à les pulvériser en sciure, qui sera ensuite brûlée… » d’où ces images de « sciure et de brûlé (braise) », utilisées par Lounguine.

[2Libération du 7 juillet 1995 : « Pavel Loungouine voit la vie en mafia ».