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Abdelkader Guermaz

Le jeudi 22 mai 2003.

Discrétion, sobriété, rigueur, respect d’autrui et générosité, qualités rares, l’artiste algérien Abdelkader Guermaz les exerçait concrètement dans la vie de tous les jours et parvenait à les traduire dans une œuvre d’une puissante originalité. Qualités tellement ancrées au plus intime de son être et allant de pair parfois avec un véritable retrait du monde qu’il ne nous venait même pas à l’esprit d’aborder avec lui des questions concernant sa vie privée pas plus que des sujets politiques. Il n’était que plus extraordinaire alors de constater à quel point sa personnalité rayonnait avec une sûre et agile intensité, et de quelle manière le monde qu’il construisait avec une subtile virtuosité dans ses toiles était celui même que pouvait désirer contempler et respirer un esprit libertaire.

L’expression l’aurait surpris, peut-être l’aurait-il récusée, alors même que son existence tout entière, pour la connaissance que nous pouvions en avoir, et son œuvre, pour autant que l’on pouvait en suivre l’irrésistible mouvement vers la plus audacieuse liberté, relèvent d’une attitude et d’une tenue libertaires qu’on ne rencontre que rarement. Je ne vois nulle autorité devant laquelle Guermaz se soit jamais incliné, nulle concession ou compromission qu’il aurait acceptée en vertu de ces fameuses nécessités de la vie que ne manquent jamais d’alléguer les hâbleurs, les amortis ou les ex de la révolte. La ligne de vie de Guermaz, jusqu’à sa mort solitaire à l’hôpital Cochin en août 1996, aura été d’une intransigeance dans l’élaboration de l’œuvre et d’une calme persévérance dans l’indépendance.

Ligne de vie dominée par la passion de peindre, par la volonté d’atteindre, à travers la toile, l’essence des choses. Né à Mascara en 1919, et saisi dès son enfance par le désir de dessiner, il est le seul « indigène », comme on disait en Algérie à l’époque coloniale, à faire l’école des Beaux-Arts à Oran, de 1937 à 1940 ; il ira peu après à Alger pour étudier la miniature avec Mohammed Racim. Sa conception de la liberté artistique est déjà clairement affirmée, dans le propos qu’il tient face à un journaliste qui l’interroge sur son milieu familial : « Je suis le seul qui ait refusé de faire une “carrière”, je tenais à rester moi-même et donc à ne rien sacrifier aux seules choses qui me plaisaient vraiment, c’est-à-dire la littérature, la peinture, la musique. » Mais la peinture l’accapare tellement, est chez lui une telle passion qu’il devra restreindre son activité littéraire et abandonner la pratique du piano (mais il fréquente assidûment l’opéra d’Oran et, n’ayant pas de piano sur lequel jouer, il se fabriquera un clavier « sans cordes ni marteaux de percussion »).

Il expose ses premières toiles à la galerie Colline d’Oran — œuvres qui retiennent par la générosité des formes et des couleurs. Un réalisme souple, frémissant d’un certain lyrisme, caractérise ses Natures mortes, respectueuses des objets et des figures, mais les intégrant dans une composition solide, géométrique même, où se distingue l’influence d’un Cézanne ou d’un Matisse. Il publie des dessins dans la revue Simoun : s’y exprime avec netteté sa volonté de sobriété, sa tendance à un ascétisme proche de l’abstraction.

Avant de quitter l’Algérie pour Paris en 1961, il exécute dans la salle du conseil général de Mostaganem un important triptyque, « une grande fresque abstraite… à la manière de Manessier » — en réalité affirmation de l’incomparable style de Guermaz. À Paris, il habite quai du Louvre un petit deux-pièces que la fille du peintre Rouault met à sa disposition, en échange de travaux de gardiennage et d’entretien de l’immeuble et probablement de pas mal de toiles qu’il aimait remettre gracieusement. Un étudiant suisse, qui publiera ultérieurement un des rares entretiens qu’ait donnés Guermaz, le prenait pour le concierge et n’apprit que tardivement qu’il était peintre. C’est dire avec quelle humilité il se consacre à son œuvre, sans s’affilier à aucune école, sans entrer dans aucun réseau, sans se plier à aucun pouvoir : individualisme libertaire, avec ses risques et ses périls (il lui arrive plus d’une fois de se rendre place Saint-Michel ou à Montmartre pour faire au crayon des portraits de touristes).

Aujourd’hui où les conformismes les plus plats et les plus hargneux amalgament et dénigrent sous le nom d’« individualisme » aussi bien les égoïsmes mercantiles, narcissismes esthètes et voracités politiques que, pour citer Fernand Pelloutier, le fondateur des Bourses du Travail, « les hommes vraiment sans dieu ni maître, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même », l’exemple d’un Guermaz, « amant passionné de la culture de soi-même », vient à point pour donner à la notion d’individualisme sa juste, profonde et âpre dimension — libertaire pour tout dire.

L’individualisme de Guermaz, noué autour de son être intime et de sa secrète singularité, demeure, parce que libertaire, pleinement ouvert sur autrui. Sans parler de son comportement quotidien, fait de courtoisie, générosité, d’un désintéressement quasi impensable aujourd’hui, son propre travail artistique est de ceux qui contribuent intensément et subtilement à l’accomplissement d’autrui. La culture de soi qu’évoque Pelloutier et que pratique Guermaz ne relève pas du quant à soi bourgeois et intellectuel confortablement assis sur un matelas de biens, d’actions et de clichés culturels — elle définit la construction d’un soi, d’un vrai « self » qui se lie à la culture pour autant que celle-ci est création, créativité, inventivité, rafraîchissement de l’être, et non pas un conditionnement de l’affectivité et une manipulation de l’imaginaire au service des pouvoirs (politiques, religieux, ou autres).

Déjà, les formes de facture réaliste (« réalité poétique », dit-on) peintes par Guermaz secouent les contraintes objectives pour laisser rayonner la couleur comme palpitation de la vie même (la peinture de Bonnard en est une illustration souveraine). Mais progressivement Guermaz se passe des objets, se soustrait aux formes établies et à leurs servitudes, il restreint même la suprématie de la couleur pour aller vers une abstraction de plus en plus délicate, une composition où sont comme stratifiées des plages de gris et de blancs, rompues parfois par un minuscule carré de couleur vive, bleu, rouge, vert, « quelques petites notes de musique » qui contribuent à rendre la toile « musicienne du silence ».

La Kabbale, à laquelle Guermaz portait un vif intérêt, dit que Dieu s’est mis en retrait (tsimtsoum) du monde pour permettre à ce dernier d’exister. Guermaz est fils du dieu de la Kabbale, et il fait plus fort que le père ; non seulement il se retire lui-même de sa toile (qu’il ne manque cependant pas de signer, c’est tout de même son travail), la faisant exister pour elle-même en évitant tout signe distinctif (il en reste quand même), mais il fait en sorte que la peinture se mette en retrait d’elle-même, grâce à une composition qui ouvre largement l’espace au-delà du cadre et à un traitement des couleurs qui, même sobrement agencées en carrés, rectangles, ou longues traînées, semblent vouloir rejoindre et se fondre dans les amples étendues de blanc et de gris en lesquelles continuent de vibrer de fines membranes colorées.

La grande exposition Guermaz à la Maison des sciences de l’homme à Paris a été placée sous le signe de « Djazaïr, une année de l’Algérie en France ». Cette entreprise franco-algérienne officielle a vu et verra défiler colloques académiques, émouvantes mémorations, populaires musiques, fresques historiques et congratulations politiques… Mais, de tout cet activisme plus ou moins hétéroclite, c’est, de très loin, l’œuvre de Guermaz qui se détache telle une tour solitaire, noire et lumineuse, s’imposant par son éblouissante originalité et sa mate splendeur. Peu de chance, en vérité, que Djazaïr puisse mettre la main sur Guermaz ou l’attifer aux couleurs de quelque orientalisme maghrébin, tant l’esprit libertaire de l’artiste et la puissante Empreinte du cosmos (titre d’un tableau, vers 1975) qui soutient son œuvre résistent allégrement (Allegro vivace, 1992) à toute tentative de ce genre.

Divers tableaux expriment avec force la vaste visée de l’œuvre : Cristallisations cosmiques, Outre songe, Astralité, Contrée éthérique… Le cosmique, l’« éthérique » dont parle Guermaz n’est pas évasion, dissolution dans un nébuleux éther, où s’égare l’esprit — il s’expose comme inscription dans l’âme même de la chair palpitante du monde, à laquelle il donne visibilité plastique, résonance sensible. La sobriété et l’ascèse qui règlent le travail de Guermaz trouvent leur formule dense dans le titre d’une toile de 1995, Blanc de blanc. On pense au tableau de Malevitch de 1918, Carré blanc (sur fond blanc). Mais là où le Russe met l’accent sur « carré » et accuse l’impérialisme du « blanc », Guermaz tente au contraire d’absorber dans un blanc asymptote, toujours ajourné et comme en réserve (réserve de liberté, de disponibilité, de jubilante respiration), toute une efflorescence de coloris poussés à évanescence et néanmoins prégnants avec leurs frêles éclats mutiques pareils à ceux de lointaines étoiles disparues.

Roger Dadoun


Guermaz, Maison des sciences de l’homme, 54, bd. Raspail, 75006, Paris. Du 6 au 31 mai.