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France d’en bas

Mélodie en sous-sol

Le jeudi 26 février 2004.

Les médias « découvrent » que la pauvreté touche aussi les gosses. Émoi, stupeur et analyse : ce serait une question de « faiblesse du revenu familial ». On ne peut rien leur cacher…



Le million, le million ! Non, ce n’est pas le cri du public d’une loterie télévisée. D’ailleurs, ça ferait p’tit joueur : pour faire rêver les pauvres, la Française des jeux, associée à ses consœurs espagnole et britannique, propose désormais des « euromillions » par paquets de quinze. Prolétaires de tous les pays, d’un ticket munissez-vous !

Non, le million dont retentit à l’unisson la presse bien accordée, c’est le nombre d’enfants vivant en France sous le seuil de pauvreté. Terrible découverte. En aurait-on parlé autant s’ils avaient eu le mauvais goût de snober ce chiffre symbolique ? Le Cerc, auteur de l’étude aux résultats « alarmants », établit d’autres constats que seuls de mauvais esprits auraient osé le faire, sans ces statistiques expertes, menées sous le patronage du bon Jacques Delors : les enfants pauvres vivent souvent dans des logements dégradés, vont moins souvent que les autres chez le dentiste, ne réussissent pas très bien à l’école, etc. Sans oublier une découverte de taille : « La caractéristique la plus évidente de la pauvreté des enfants se situe au niveau de la faiblesse du revenu familial. » Eh oui, les parents s’appauvrissent, les enfants trinquent !

Arrêtons là l’hypocrisie : la Grande-Bretagne est passée, en vingt ans, de 1,4 à 4,4 millions d’enfants pauvres. La France s’acharne à copier son libéralisme économique et l’on devrait s’étonner d’une évolution comparable de la pauvreté ? D’ailleurs, cet apitoiement soudain sent fort la charité libéralo-chrétienne : des enfants pauvres, c’est inadmissible ! Ils n’ont pas choisi, après tout. Mais, les parents, c’est aut’chose… Tony Blair, himself, a promis l’éradication de la pauvreté des enfants d’ici… 2017. Sous-entendu : les adultes n’ont que ce qu’ils méritent ! Z’ont qu’à se prendre en main, ces « inemployables » et autres sous-productifs chroniques…

Il y a quelques semaines, Raffarin s’emportait contre la lenteur des procédures d’adoption en France. Ses conseillers en communication vont-il oser la synthèse ? Y’a qu’à transférer les marmots nécessiteux vers des familles de la France-qui-avance. Les pauvres feraient des enfants, les autres de la valeur ajoutée : saine division du travail, bonne conscience et tickets-restos en prime !

En attendant, le gouvernement indique la direction : près de 40 000 mères isolées et en grande précarité vont perdre 1 300 euros de prestations familiales sur les huit mois entourant la naissance ; dans le même temps, les ménages qui touchent plus de quatre fois le Smic verront leurs allocs augmentées de 180 euros par mois. Logique, non ? En tout cas, plus franc du collier que le gouvernement de gôche qui s’était contenté d’accorder des déductions fiscales aux familles employant des nourrices à domicile. C’était le socialisme et son dirigisme habituel : obligation pour les plus riches de faire torcher leurs mômes par d’autres. Raffarin, c’est la liberté : avec les 180 euros vous pourrez acheter des skis, nourrir un compte-épargne-études pour vos enfants ou acheter une webcam pour surveiller à distance la nounou (que vous aviez déjà embauchée et déduite des impôts, par réalisme).

Le plus révoltant est que tous les journaux aient évoqué cette pauvreté croissante dans leurs pages « société », la page « politique » étant réservée aux gesticulations des prétendants aux trônes régionaux. Il n’y a pourtant rien de plus politique que de s’interroger sur le partage des richesses. Seulement voilà : incarnée par l’État, l’organisation politique s’est logiquement pétrifiée en autant de compartiments étanches qu’il y a de « problématiques ». Les questions « sociales » ont donc leurs institutions, leurs experts et débatteurs patentés, et ne sont plus que les « dommages collatéraux » d’une économie érigée en réalité incontournable. Certain.e.s regretteront peut-être l’État-providence et la parenthèse des Trente glorieuses. Ne nous méprenons pas : si l’État a effectivement mis en place, pendant quelques décennies, des dispositifs de solidarité sociale, c’est surtout parce que la pauvreté constituait une menace potentielle pour l’ordre social, qu’il fallait bien mettre un peu d’huile dans les rouages du capitalisme, en développant la consommation de masse et rendre « acceptable » le travail à la chaîne.

Aujourd’hui, les « classes dangereuses » sont bien parquées (Sarkozy assume avec brio la relève de ses prédécesseurs) et le capitalisme s’est trouvé de nouvelles perspectives. Le baron Seillière peut donc, selon ses propres termes, siffler « la fin de la récré ». Ses valets n’ont plus qu’à faire le tri à l’entrée du préau. Certes, par charité, il y aura repêchage : le RMA, qui fournira de la main-d’œuvre à moins de trois euros de l’heure à des patrons bienfaiteurs.

Alors, plus que jamais, apparaît l’évidence : le combat anticapitaliste est nécessairement anti-étatique et il n’y a rien à espérer d’une quelconque prise du pouvoir, sinon à reconstituer de nouvelles dominations. Un autre capitalisme est possible. Oui, mais nous n’en voulons pas plus que de celui-là !

En conclusion de son rapport, le CERC recommande la mise en place d’un « programme national de lutte contre la pauvreté des enfants ». Pendant ce temps, les Restos du cœur affichent complet et une société d’agro-alimentaire présente sa pâte ultra-protéinée en tube, solution miracle aux carences alimentaires des SDF. Petit conseil aux spéculateurs de la charité d’État : pour les enfants, n’oubliez pas la version au goût framboise, comme pour le dentifrice. Le marché s’annonce juteux.

Éric Valentin