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Dialogue avec les marxistes ?

Le jeudi 26 février 2004.

Le dernier numéro de la revue Contretemps pose le problème du dialogue libertaires-communistes. Il y a également eu quelques échanges sur la question dans Le Monde libertaire et sur certaines listes de discussion. Fort bien, mais un dialogue sans critique ressemble à du refoulement.

Mais que nous offrent donc les marxistes de si alléchant pour travailler avec eux ?

Cela fait des décennies que des centres d’histoire anarchistes envoient des communiqués à des revues comme L’Histoire et que des éditeurs libertaires envoient gracieusement des livres à Libération, au Monde et j’en passe. Quand on cherche à comprendre pourquoi aucune annonce ne passe, on apprend que le responsable de telle ou telle rubrique appartient ou a jadis appartenu à quelque groupe qui se réclame du marxisme.

Je n’ai pas vu dans des revues marxistes, ou alors cela m’a échappé, de publicité gracieuse pour des revues anarchistes de qualité, quoique non financées par quelque organisme universitaire ou étatique.

J’attends leur protestation lorsqu’un journal, disons Le Monde, utilise le mot « anarchiste » pour trier les torchons des serviettes (sauf quand il s’agit d’art, parce qu’alors ça fait snob), quand il se sert du nom pour marginaliser le mouvement, et qu’il utilise l’adjectif avec une légèreté qu’il ne se permettrait pas, par exemple, pour qualifier certains groupes qui se considèrent discriminés.

Pas plus que je n’ai vu la gauche déposer de plainte, au nom des « droits de l’homme » ou du « citoyen », contre l’inscription des anarchistes par Europol dans la liste des organisations terroristes.

En revanche, si les anarchistes ressortent à tout bout de champ les indignités du passé — Kronstadt et Trotski, la guerre d’Espagne et les communistes, etc. —, je vois aussi de l’autre côté des rappels de l’antiféminisme de Proudhon, de l’antisémitisme de certains anarchistes, et même des parentés découvertes entre l’anarchisme et les mouvements fascistes ou protofascistes.

Il est peut-être triste de voir les anars défiler sans se mêler à d’autres groupes, mais que signifierait cette unité moutonnière puisque les dialogues ne peuvent s’en tenir qu’à des rapprochements tactiques.

Peut-il en être autrement ? Quel apport intellectuel le marxisme offre-t-il aujourd’hui ?

J’ai le plus grand respect pour le dévouement, la générosité, la sincérité de mes camarades marxistes, mais en dehors de leur remarquable compétence dans certaines analyses du politique ou du social, je ne vois pas quel enrichissement tirer de leur conception du monde.

Le marxisme est captif d’une époque et d’une histoire. Il n’y a pas de marxisme avant Marx ; certains diraient même qu’il n’y en a plus eu après, et que les marxismes sont l’ensemble des interprétations erronées de Marx. Quoi qu’il en soit, les diverses formes du marxisme dégagent une même idéologie de la représentation.

Cette représentation se structure selon un axe bien délimité. Pour Marx, toute société repose sur un pilier, son système économique. Les autres facettes sociales, la culture, le politique, l’État, peuvent avoir une logique propre, mais ce n’est pas une logique autonome : elles dépendent en dernière instance de l’économie, centre du pouvoir.

À partir de ce fondement ultime s’organisent des constellations de concepts, que les successeurs de Marx se sont efforcés de mettre à jour, de peaufiner, voire parfois d’abandonner subrepticement. Tout cet appareil intellectuel fait du ou des marxismes un outil qui, s’il s’est forgé à une époque donnée, en un lieu donné, est utilisable partout et à toutes les époques.

Une telle efficacité est séduisante. Cette approche offre une vue d’ensemble de toute société ; pour Marx, puis pour Lénine, une théorie adéquate de la totalité du monde offre les moyens de diriger la révolution mondiale. Dans un univers en perpétuelle transformation, difficile par conséquent à cerner, elle donne au marxiste le sentiment de tenir une structure ferme qui lui permet une vision globale qui distingue l’essentiel de l’accessoire. Elle révèle le lieu caché du pouvoir.

Et aussi, elle est essentiellement stratégique. Le militant peut voir à quel moment de l’histoire il se situe, chercher les failles de structure qui permettront à terme l’épuisement du système capitaliste. Comme l’écrit Nicholas Spencer, il peut « contrôler les événements révolutionnaires parce qu’il accorde la priorité à l’histoire et à l’économie ». (Historicizing the Spontaneous Revolution : Anarchism and the Spatial Politics of Postmodernism, liste de discussion « postanarchism · post-normal anarchism »). Son savoir est d’ailleurs ancré sur deux sciences humaines, l’économie et l’histoire ; le marxiste peut se penser en tant que scientifique.

C’est au nom de l’histoire et de l’économie qu’il sera nécessairement contre-révolutionnaire. Car après avoir attendu — et annoncé — pendant près de deux siècles les signes précurseurs du déclin du mode de production capitaliste, il lui faut maintenant des certitudes et, tant que celles-ci ne viendront pas, il s’emploiera comme dans la France de Mai 1968 à étouffer toute révolution spontanée sous prétexte qu’elle est illusoire.

Le marxisme est intellectuellement gratifiant. Il ne veut pas voir, palper, humer, sentir les êtres dans leur mystère, leur infinitude et leur brouillage. C’est une vision cinémascopique du monde. Il a construit des concepts techniques, sophistiqués, et regarde le monde à travers cet agencement. Cette représentation du monde, aussi idéologique qu’une autre, présente une illusion de sécurité parce qu’elle exclut toute autre alternative.

L’histoire et l’économie assurent une assise « scientifique » à un découpage de la scène sociale en structures essentielles et phénomènes accessoires. Ces structures essentielles permettent de porter un jugement global sur le type de société, son fonctionnement, son avenir. La carte d’identité d’une société donnée définit le scénario qui s’ensuivra.

Les concepts sophistiqués que le marxisme élabore, la lutte des classes, l’aliénation, et ainsi de suite, ne peuvent être plaqués rigidement sur les sociétés contemporaines. Ce sont des signifiants et donc des constructions d’une société donnée, à une époque donnée, dans un cadre idéologique donné. Toutes ces vieilles lunes peuvent tout de même contribuer à notre éclairage, mais nous ne pouvons rester scotchés à l’écran d’un cinémascope. D’autres enjeux sont à l’œuvre, comme les luttes ethniques ou le système patriarcal, qui témoignent d’une situation bien plus complexe qu’on ne le pensait jadis.

On peut fort bien d’ailleurs concevoir que quelqu’un soit à la fois marxiste et anarchiste : cela a été montré pour un certain nombre d’auteurs juifs allemands, en particulier, et même Bakounine se disait marxiste en matière économique ; quelques historiens se sont efforcés de mettre au jour les aspects anarchistes de Marx lui-même.

Il n’y a rien de tout cela dans l’anarchisme. Il n’existe pas un corpus de concepts que chaque penseur entreprend de développer progressivement. En réalité, chaque philosophe anarchiste, de Bakounine à Kropotkine, de Malatesta à Stirner et de Landauer à Zerzan a établi sa propre cartographie. Par exemple, des positions très différentes et même contradictoires ont été adoptées au sujet d’une classe sociale porteuse de la révolution. Jetant le reste avec ou sans commentaire.

Un seul trait fait l’union de tous, une position éthique et politique, le rejet de toute forme de domination. Morale petite-bourgeoise, disent dédaigneusement les marxistes ; quant aux philosophes universitaires, ils n’y voient aucun grain à moudre pour leurs systèmes de pensée.

On peut gloser sur l’un ou l’autre de ces théoriciens ou de ces courants, repérer un imaginaire collectif ou des pratiques communes, on ne voit guère un corpus de concepts bien articulés, formant un tout, que chaque génération s’efforcerait d’approfondir. En effet, sur l’axiome de départ peuvent s’élaborer des philosophies très différentes.

Horreur ! l’anarchisme est à la portée du premier venu. Il n’a pas besoin de se plonger dans Le Capital, passage obligé de tout novice marxiste ; il peut se dispenser de la lecture de Bakounine, de Proudhon, ou de qui que ce soit ; il faut et il suffit qu’il souhaite une société profondément égalitaire, ce qui implique le rejet de toute forme de domination, et la critique de toute représentation. Tout cela n’a rien à voir avec l’histoire : la position relève du mouvement socio-culturel d’une société donnée. Bref, l’anarchisme n’est pas une science, bien qu’au long de son parcours, le militant sera invité à puiser dans un certain savoir pour décider, par exemple, que la fin ne justifie pas les moyens, ou que ceux-ci doivent, autant que possible, anticiper une société autre.

Mais voici que la situation se retourne : le marxisme se voulait rigoureux parce qu’appuyé sur deux sciences, l’économie et l’histoire. Or celles-ci sont en crise parce que le caractère scientifique des « sciences humaines » n’est plus seulement récusé par les sciences dures, ce qui a toujours été le cas, mais dans leur propre camp, par la critique du positivisme scientiste, et plus généralement par les développements récents de l’épistémologie.

Le marxisme est aujourd’hui acculé à défendre le socle scientifique de ses positions contre tous les critiques de l’essentialisme, de la représentation, et à rechercher désespérément une alternative aux post-structuralistes et aux post-modernistes.

Même retournement en matière de sciences politiques. Celles-ci s’obstinent à penser en termes de parti et de représentation et, comme elles pensent que la nuit tous les chats sont gris, elles confondent allégrement pouvoir et domination. Malheureusement, il est des gens pour penser que le système démocratique est, sous les apparences d’un rapprochement, une forme d’exclusion.

Le dialogue avec les marxistes est-il possible ? Je pense que l’influence des idées marxistes sur les anarchistes a toujours eu des effets déplorables et je suis prêt à en citer mille exemples.

En revanche, si l’échange d’idées me semble voué à l’échec, une rencontre authentique est possible si nous savons, de part et d’autre, multiplier les gestes de solidarité et de commensalité. Nous avons tous trop de talents pour ne pas boire un coup ensemble.

On me dira que, dans ces réflexions, il n’y a aucune critique de l’anarchisme. En effet, que peut-on y remettre en cause ?

Tout. C’est pour cela que l’anarchisme est, de toutes les philosophies et pratiques, celle qui me déplaît le moins.

Ronald Creagh