À la fin de l’été 2003 paraissait, sous le titre Le Garrot pour deux innocents, l’affaire Delgado-Granado [1], la traduction de l’ouvrage que le journaliste espagnol Carlos Fonseca a consacré aux événements qui, quarante ans avant, menèrent deux militants de la Fédération ibérique des jeunesses libertaires à la mort pour un attentat qu’ils n’avaient pas commis.
Il serait exagéré de dire que le livre a beaucoup intéressé les journalistes qui l’ont reçu ou qui en ont eu connaissance. Mais la vérité est que la presse française ne s’en était guère plus préoccupée à l’époque même des faits. Avant de voir quelle place leur accorda un des plus beaux fleurons de cette presse, le très objectif et très vénérable Monde, on nous permettra de rappeler les principaux épisodes de ce que C. Fonseca regarde comme une seconde affaire Sacco-Vanzetti.
Les attentats du 29 juillet 1963
L’affaire commence dans l’Espagne du général Franco, le 29 juillet 1963, par deux attentats à la bombe : le premier a lieu dans l’après-midi, à la section des passeports de la Direction générale de sécurité, où se trouvent les organes de répression du régime, et cause une vingtaine de blessés légers [2] ; le second a pour cible la « Casa Sindical », c’est-à-dire les locaux du Syndicat vertical, la centrale syndicale unique du régime franquiste.
Dès le lendemain, la presse espagnole désigne le « vieil anarchisme » comme responsable des attentats. Le 1er août, elle fait part de l’arrestation des « coupables », les deux libertaires Joaquín Delgado et Francisco Granado. D’après le quotidien ABC, qui rapporte la version de la garde civile, les deux hommes ont été arrêtés par hasard, le 31 juillet, près du Palacio de Oriente, alors qu’ils importunaient des touristes étrangères. C’est le début d’une affaire que le régime va mener tambour battant jusqu’à sa conclusion, le 17 août à l’aube, quand les deux hommes sont livrés au bourreau.
Procès et exécution
Qu’on en juge. L’instruction de l’affaire, diligentée par le Tribunal militaire spécial des activités extrémistes, commence dès le 3 août. Elle est bouclée à peine une semaine plus tard, le 11 août : le « juge d’instruction », le colonel Eymar, demande la mort pour les deux détenus au conseil de guerre chargé de les juger.
Le même jour, un communiqué signé du Conseil ibérique de libération (un nom sous lequel se cache Defensa Interior, l’organisation dont s’est dotée la CNT pour relancer l’opposition armée libertaire contre le régime) parvient à tous les correspondants étrangers en poste à Madrid, par lequel cette organisation entend faire savoir que les deux hommes détenus « sont absolument étrangers aux faits qui ont eu lieu le 29 juillet à Madrid » et que, en outre, le dépôt d’armes attribué à Granado « n’a pas été utilisé et était intact lors de sa découverte par la police [3] ». La presse espagnole ignore le document.
Le procès commence le 13 août au matin, et il est terminé le soir du même jour. À l’issue d’un procès dit sumarísimo, que le « procureur » conclut par un véritable réquisitoire contre l’anarchisme militant, Delgado et Granado sont condamnés l’un et l’autre à la mort. Le soir même, leur « défenseur » [4] rédige une demande de grâce à l’adresse du dictateur. Celui-ci, en villégiature à Saint-Sébastien, répond le 16 par la fameuse formule « enterado », qui signifie qu’il a pris connaissance de la demande, mais qu’il n’en tiendra pas compte. Le lendemain, Delgado et Granado subissent le même sort que le communiste Julián Grimau, dont l’exécution, en avril de la même année, avait ému l’opinion publique internationale. Toutefois, contrairement au militant du PCE, ils ne sont pas jugés dignes de « l’honneur de mourir devant un peloton d’exécution ». Pour des anarchistes, le garrote vil suffira.
Faire les choses à la va-vite, à un moment où une bonne partie de l’opinion publique des pays démocratiques ne s’occupe que de prendre des coups de soleil sur les plages espagnoles, c’était, pour les autorités du pays, l’assurance qu’elles n’auraient pas à s’embarrasser d’une réédition de la campagne contre le procès et l’exécution de Grimau, qui vit Khrouchtchev intervenir en personne afin que le vieux dictateur espagnol accorde la vie sauve à l’ex-fonctionnaire du SIM [5]. Le régime joue sur du velours. De surcroît, il va compter sur une presse inerte qui ne songe ni à mener campagne ni même à informer sur le sort de deux simples libertaires accusés d’actes terroristes.
À en juger par les réactions de la presse étrangère, l’opération du régime fut une réussite parfaite, et les deux hommes allèrent à la mort dans l’indifférence la plus totale. La presse des pays dits libres, jugeant sans doute qu’elle en avait fait bien assez avec l’affaire Grimau, préféra porter ailleurs ses regards.
Le Monde ne fit pas exception à la règle, il s’en faut.
Dans son numéro daté du 31 juillet, il annonce que deux charges de plastic ont éclaté à Madrid, et se demande : « Que recherchent les terroristes par un acte criminel dont l’efficacité politique est plus que douteuse ? » Rappelant d’autres actes de « terrorisme » récemment perpétrés contre les avions des lignes aériennes espagnoles en vue d’effrayer les touristes, le journaliste note que « ces tentatives ont jusqu’à présent échoué puisque le chiffre des touristes bat cette année en Espagne tous les records ».
Dans un entrefilet paru dans le numéro daté du jeudi 1er août, le correspondant du Monde rapporte que les 22 blessés vont bien, et cite la charge du quotidien ABC contre le « vieil anarchisme » qui sème la mort dans les rangs d’un peuple pacifique.
Le vendredi 2 août, pas une ligne sur l’affaire. Le 3 août, le journal publie une note sur la grève des mineurs des Asturies alors en cours. Dans son numéro des 4 et 5 août, il fait part de la préoccupation manifestée par l’Église à propos de cette grève. Mais toujours rien sur l’arrestation de Delgado et Granado, dont la nouvelle a pourtant paru en Espagne le 1er août. Le mardi 6 août, le correspondant du Monde informe d’une manifestation ouvrière en relation avec le mouvement des mineurs. Le mercredi 7 août, rien sur l’Espagne. Dans son numéro daté du 8 août, soit une semaine après l’annonce de l’arrestation des deux militants de la FIJL, Le Monde consacre quelques lignes à la grève des mineurs, et annonce, à la suite, l’arrestation de neuf communistes à Saragosse. Toujours rien sur Delgado et Granado.
Il faut attendre le vendredi 9 août pour que le très digne successeur du Temps, en page 3, porte enfin à la connaissance de ses lecteurs, à côté de la mort de l’anarchiste catalan Ramón Vila (dit « Caraquemada »), l’arrestation de huit personnes accusées d’avoir participé aux faits du 29 juillet. Le quotidien rapporte que « ces arrestations portent à 13 le chiffre des jeunes libertaires actuellement en prison », dont « les jeunes Pecuria (sic), Ferry et Bateux (sic) ». S’il ne respecte guère l’orthographe des Français Pecunia, Ferry et Batoux, il ne fait pas grand cas non plus de l’identité exacte des deux militants de la FIJL accusés d’être les auteurs des attentats, puisque l’un des deux, Francisco Granado, devient, sous la plume de son correspondant, Jacinto Granados. Mais le journaliste du Monde ne s’en tient pas là et désigne ce dernier pour « auteur de l’attentat qui fit à la direction de la Santé, il y a 15 jours, vingt-sept blessés ». Autant de mots, autant d’erreurs : l’attentat, je le rappelle, a eu lieu à la Direction générale de la sécurité, et il a eu lieu moins de 15 jours auparavant.
Mais, à peine le correspondant du Monde a-t-il informé, avec plus d’une semaine de retard — et de quelle façon ! —, de l’arrestation de Delgado et Granado, que son intérêt pour cette affaire retombe aussitôt. Les jours suivants, les lecteurs ne sauront plus rien de la suite des événements, et rien non plus du déroulement de l’instruction. En revanche, ils peuvent lire, le 10 août, quelques lignes sur les mineurs en grève. Puis, dans le numéro des 11 et 12 août, on les informe, en première page, des « deux importantes décisions » suivantes : l’adhésion de l’Espagne au traité nucléaire de Moscou et l’autonomie que le régime va accorder à ses « provinces » africaines. En page 3, on évoque à nouveau le mouvement des mineurs asturiens. Le 13 août, rien. Le 14 août, le journal consacre quelques lignes à « la dégradation de la balance des paiements » en Espagne, et au souci qu’en a le ministre Alberto Ullastres.
Le lendemain, en page 3, Le Monde revient sur l’affaire Delgado-Granado, et c’est pour annoncer que les « deux anarchistes ont été condamnés à mort ». Cette fois-ci, le correspondant du quotidien est plus respectueux du nom des deux hommes, mais pas plus du déroulement des faits, puisqu’il situe leur arrestation le jour du 2 août. En conclusion, il s’étonne, ou feint de s’étonner, de la « rapidité et de la discrétion avec lesquelles s’est ouvert et déroulé le procès ».
Les 16 et 17 août, il n’y a rien sur l’affaire. Puis, dans son numéro daté des 18 et 19 août, Le Monde lui consacre enfin un titre de première page, mais sans en faire sa « une », et, reprenant une dépêche de l’agence Reuters, annonce l’exécution des « deux anarchistes espagnols ». Pour la première fois, il rapporte que, s’ils avaient reconnu avoir apporté des charges de plastic, les deux hommes n’en avaient pas moins nié les faits qu’on leur reprochait.
Dans son numéro du lendemain, le quotidien, peut-être conscient de ne pas avoir été exactement à la hauteur les jours précédents, reprend une note attribuée à « l’organisme des fédérations anarchistes ibériques » (sic), désigné plus loin sous le nom (correct, cette fois-ci) de Conseil ibérique de libération, qui affirme que « les deux Espagnols exécutés samedi étaient innocents ». Le journaliste se garde bien de préciser qu’il s’agit ni plus ni moins que du message communiqué au nom du CIL aux correspondants de la presse étrangère en Espagne le 11 août, soit plus d’une semaine avant.
En résumé : pendant les deux semaines qu’a duré ce que nous appelons l’affaire Delgado-Granado, Le Monde lui aura donc consacré quatre notes, en tout et pour tout. Une pour annoncer les attentats du 29 juillet ; une autre pour informer, avec une semaine de retard, de l’arrestation des deux présumés coupables, en se trompant du reste sur le prénom de l’un des deux et sur le lieu de l’un des attentats ; une note pour faire connaître l’issue d’une instruction et d’un procès dont il n’a pas dit un mot à ses lecteurs ; une dernière, enfin, pour informer de l’exécution des deux Espagnols, qui contient une erreur de plus, cette fois sur la date de leur arrestation. Soit guère plus que les quelques communiqués donnés à la presse par le régime lui-même.
Autrement dit, le fleuron de la presse française a fait ce qui était en son pouvoir pour que, selon le désir du régime, il n’y ait pas une seconde affaire Grimau. Pour sa défense, on peut exciper d’une circonstance atténuante — il n’y en a pas d’autre — puisque la presse ne fut pas conviée au procès. Mais si elle atténue, jusqu’à un certain point, la responsabilité du Monde, elle n’excuse rien : il y a toujours moyen, pour un journaliste, de ne pas se contenter des communiqués officiels diffusés par un régime dictatorial.
C’est même là une des premières obligations auxquelles il est tenu, si on en croit l’enseignement dispensé dans les écoles de journalisme. Rien n’empêchait José Antonio Novais, le correspondant du Monde, de faire ici ce qu’il faisait, au même moment, pour informer du mouvement des Asturies : on peut supposer que, s’agissant des mineurs en grève, le régime ne lui apportait pas non plus les nouvelles sur un plateau. S’il n’en a pas fait plus pour Delgado et Granado, c’est qu’il ne souhaitait pas faire plus.
En vérité, le traitement de cette affaire est accablant pour ce journaliste, dont la sympathie affichée pour les communistes n’était un secret pour personne, pas plus que celle dont ferait montre son successeur, Marcel Niedergang. Il est accablant par la parcimonie, le manque de sérieux, l’incroyable désinvolture avec laquelle il rapporte les épisodes d’une affaire dont, au bout du compte, les lecteurs du Monde n’ont pratiquement rien su.
Et il est accablant pour le quotidien lui-même.
Miguel Chueca