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Supplique à un électeur

s’il en reste parmi les lecteurs du « Monde libertaire »
Le jeudi 4 mars 2004.

Ils sont allés au cinéma
Voir La Symphonie pathétique
On dit qu’ils n’ont pas aimé ça…
(Léo Ferré, Ils ont voté [1])

Tout petit déjà, j’étais très intéressé par les spectacles offerts par les grandes personnes, sur divers théâtres où se jouent les comédies domestique, mondaine et sociale. Réunion de famille et banquet de village, vente aux enchères et foire aux bestiaux, messe dominicale et meeting politique : toutes exhibitions où les rôles sont convenus, où cependant parfois l’improvisation est loisible. C’est dire combien me passionnaient les joutes électorales, et je me souviens avoir entraîné quelques luronnes et galopins de mon âge à la mairie les soirs de dépouillement (la mairie nous était bien familière puisqu’elle jouxtait l’école et qu’on y accédait par la cour de récré). Premiers rudiments d’éducation civique, exercices d’observation et travaux pratiques, que les maîtres fouettards ne nous prodiguaient guère.

C’est de cette époque, sans aucun doute, que datent ces deux sentiments : ma faim d’être un citoyen, ma répugnance à être un électeur. J’en suis encore là bien des lustres plus tard, après avoir tenté de m’infuser les théoriciens de l’anarchie, auxquels je préfère toujours Brassens et Ferré.

C’est pourquoi je doute que l’essai de démonstration qui suit soit bien conforme à l’orthodoxie libertaire, dans la totalité du dogme. Je vais toujours à la mairie les soirs de dépouillement, j’observe toujours attentivement les candidats et les élus ; je n’ai jamais voté, et c’est l’aspect premier de mon sens du civisme.

On entend toujours ça, à l’approche d’une occurrence électorale : inscris-toi, va voter, faute de quoi tu ne seras pas fondé à critiquer. C’est tout le contraire, à mon avis. Voter, c’est participer. Certes. À quoi ? À un jeu. Quand tu joues, tu acceptes les règles du jeu. Quand tu votes, le code électoral s’impose à toi, comme les règles du scrabble et les règlements de la Française des jeux.

Tu mets ton bulletin dans l’urne, tu fais valider ton ticket de loto : même topo. Tu as misé : tu as validé le mode d’emploi. Il est assez compliqué, ce mode, et fort variable selon l’époque ou la nature du scrutin. Il est souvent changeant, et on ne t’a pas consulté pour sa rédaction. Il est rédigé par qui espère ramasser ta mise. Ton suffrage est universel, mais peut être indirect. Il est souvent « majoritaire uninominal à deux tours » (c’est complexe mais c’est très courant), jamais proportionnel intégral (ce serait pourtant le plus conforme à la logique et à l’équité), parfois majoritaire avec dose proportionnelle (où la variété des dosages est infinie).

En électeur responsable, tu as bien compris tout ça. Tu as peut-être aussi été baluchonné selon un redécoupage de ton canton, de ta circonscription, de ta région. Par exemple, j’ai cru comprendre que tu voterais, aux prochaines européennes, dans le cadre d’une « grande région » : nouveauté évidemment destinée à éliminer du Parlement européen les scories des genres Le Pen, de Villiers, Krivine et Laguiller.

Si tu as bien compris que les règles du jeu sont intégralement truquées, définies en fonction du résultat espéré par leurs auteurs, tu n’accepteras pas de jouer dans ces conditions. Faute de quoi, mon pauvre ami, tu as déjà perdu. En premier lieu, tu as perdu le droit de la ramener si ton candidat préféré a ramassé une gamelle. Parfois (c’est un aspect de mon ludisme, une faiblesse certes), je mise au PMU. En toute connaissance des règles. Sur la ligne d’arrivée, si mon cheval s’est ramassé, j’ai perdu mon pognon, et c’est tout. Inutile de discuter. Libre à moi de rejouer demain ou de foutre le feu au « point-courses » (l’une et l’autre option ne sont pas anodines).

Il est beaucoup moins anodin de participer à un scrutin que de miser sur un bourrin. Le principe est le même, l’enjeu est moins léger. Si tu as voté pour Jospin au second tour de 1995, tu as élu Chirac. Ton seul recours était de remettre ça sept ans plus tard, et je n’aurais pas aimé être à ta place au second tour de 2002…

Voilà de quoi j’aimerais t’avoir convaincu : un gagnant turfiste ramasse une partie des mises de tous ceux qui ont perdu ; un élu est élu par tous ceux qui ont voté. Est-ce assez clair ? Tu as gagné : tu jubiles en passant à la caisse. Tu as perdu : tu mets ton ticket à la poubelle. Si tu n’es pas encore convaincu, et s’il te reste un peu de braise, tu rachèteras Paris Turf ou « Mon programme pour la France ». Si tu m’as bien suivi, tu ne voteras plus.

François Barillet


[1La Mauvaise Graine, Livre de poche nº 9626.