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« Après le capitalisme : éléments d’économie participaliste » de Michael Albert

Économie participaliste

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Le jeudi 4 mars 2004.

Michael Albert, dans son livre Après le capitalisme, éléments d’économie participaliste, esquisse ce que pourrait être l’économie d’une société libre. Ce sont ces propositions que nous mettons ici en débat. La première contribution, celle de Normand Baillargeon, en souligne l’importance. Celle de Caroline Granier, s’efforce de poser certaines limites.

« C’est l’espérance, et non le désespoir, qui fait le succès des révolutions. », Pierre Kropotkine



Ce livre est la traduction de Moving Forward (AK Press, 2000) et il est le premier ouvrage de Michael Albert à paraître en français. Sa parution précède de peu celle de la version française d’un autre livre de Michael : The Trajectory of Change, qui sera publié ce printemps chez Écosociété, à Montréal.

Cette double parution annonce peut-être la naissance d’un certain intérêt dans le monde francophone pour les problématiques que Michael Albert s’est efforcé de soulever depuis de nombreuses années. J’en serais pour ma part fort heureux, car non seulement les questions que Michael pose sont incontournables pour quiconque aspire sérieusement à comprendre le monde et à le changer, mais elles devraient en outre trouver chez les anarchistes un écho particulièrement sensible et nous inviter à débattre de questions aussi importantes que trop rarement soulevées.

Michael est un militant de longue date et je présume qu’il est déjà connu de plusieurs lecteurs et lectrices du Monde libertaire, notamment à titre de fondateur (avec d’autres) de la maison d’édition South End Press ainsi que du méga-site internet ZMag, auquel est lié le mensuel du même nom. Mais Michael Albert est également, avec l’économiste Robin Hahnel, le créateur d’un ambitieux « modèle économique » qui doit énormément à la pensée anarchiste [voir encadré]. Dans Après le capitalisme, Michael adopte pour l’exposition de ce modèle un procédé littéraire bien connu : un interlocuteur imaginaire formule des questions sur la rémunération, l’autogestion, la dignité du travail, la répartition participaliste et les rapports de l’économie et de la société et il lui répond en exposant de manière didactique et claire les principes, les valeurs et les moyens de l’économie participaliste et en cherchant à montrer comment, concrètement, pourrait se vivre une telle économie.

Dans sa préface au livre, Thierry Discepolo s’attarde longuement sur les conditions de réception des idées d’Albert. Il a en cela bien raison et il serait hautement déplorable que faute d’en comprendre les intentions et les présupposés, on élude les questions de fond qu’il nous invite à débattre.

Levons d’abord des équivoques qu’une lecture même cursive de l’ouvrage dissipera : en proposant un modèle économique, il ne s’agit nullement pour ses promoteurs de donner une description fine et définitive de ce qui devrait advenir et de la tenir ensuite pour un plan qu’il ne s’agirait plus que de réaliser. Il ne s’agit pas non plus de formuler une utopie vaine et qui serait comme le témoignage d’une fuite de la conscience hors du réel. On le verra à la lecture de l’ouvrage, l’économie participaliste a des ambitions plus précises et modestes que cela. Mais elle est aussi un effort pour contribuer à résoudre certains problèmes aigus que rencontre le militantisme radical. Son pari, et c’est là un de ses apports les plus fondamentaux et les plus originaux, est que le fait de proposer des avenues désirables et intellectuellement crédibles contribuera à résoudre certaines des graves difficultés auxquelles le militantisme radical fait typiquement face. Contre le sectarisme, le nihilisme, le cynisme, contre un militantisme qui trouve son aboutissement dans l’énumération des misères du monde, Albert nous invite à poser la question : « Que voulons-nous ? » et à y répondre sans se contenter pour cela de cette énumération de valeurs ou d’idéaux plus ou moins vagues par quoi on y répond usuellement. En d’autres termes, face aux problèmes de mobilisation, de rétention et de coordination des actions que rencontrent inlassablement les mouvements militants radicaux, l’économie participaliste fait le pari qu’une part au moins de leur résolution passe par la correction de ce déficit de vision qui les caractérise.

À en rester sur le terrain de l’économie où il se place, il est difficile de refuser à Michael ce point de départ que, depuis deux décennies d’assaut soutenu du capitalisme, nos mouvements militants — anarchistes et autres — ont tout compte fait peu mobilisé ; ne l’ont fait que dans une proportion sans commune mesure avec la réaction qu’appelaient et qu’appellent toujours les terrifiantes conséquences qu’a eu ce « train de la mort » néolibéral lancé à l’assaut de toute la planète ; et n’ont finalement obtenu que de préserver des acquis et d’empêcher certains maux sans avoir beaucoup de gains positifs à rapporter. Mais peut-on légitimement placer dans la construction de modèles — sur le plan économique, politique, culturel, etc. — l’espoir qu’il nous invite à y investir ? C’est une question vaste et complexe, mais des arguments crédibles invitent à y répondre par l’affirmative.

Par de tels modèles, l’action militante peut se donner des objectifs et une direction ; elle peut prendre la mesure des progrès accomplis, mais sans se contenter de ne viser que des avancées réformistes ; elle peut faire reculer cette pernicieuse idéologie selon laquelle le monde que l’on connaît est nécessaire et l’avenir qu’il annonce un destin contre lequel il serait illusoire et inutile de se battre ; en outre, si elle est accomplie avec tout le sérieux qu’elle appelle, la démarche de construction de modèles, qui nous oblige non seulement à expliquer de manière convaincante pourquoi il faut refuser telle ou telle institution, mais aussi par quoi il serait possible et souhaitable de les remplacer, a d’immenses vertus pédagogiques ; enfin, nos luttes souffrent de n’envisager tous les problèmes que dans le cadre que lui donne la propagande des institutions dominantes et la construction de modèles aide de manière forte à imaginer des solutions qui sortent de ce cadre, par exemple en mettant sur pied des institutions fonctionnant selon le modèle — c’est justement le cas de l’économie participaliste.

Le livre d’Albert offre donc aux mouvements anarchistes une occasion de réfléchir sur le sens et les moyens de ses actions et je pense que nous aurions grand tort de refuser de la saisir. Car quoi qu’on puisse penser par ailleurs de ce modèle en tant que tel ou en tant que moyen pour résoudre les problèmes qu’il cherche à surmonter, on doit convenir avec Albert que tant que nous n’aurons pas des mouvements larges, vraiment inclusifs et où seront intensément vécus et le plaisir de lutter et le goût de la victoire, nous n’irons pas très loin sur la route de la transformation radicale de nos sociétés. Le pari des concepteurs de l’économie participative, on l’aura deviné, est : nous n’aurons rien de tout cela si nous manquons de vision.

La pensée et l’action anarchistes peuvent-elles, doivent-elles être inspirées par ce travail et ces réflexions ? Je le pense et il me paraît clair que, ce faisant, l’anarchisme ne ferait que renouer avec une part substantielle de son histoire et de son inspiration [1].

Normand Baillargeon


L’économie participaliste en quelques mots


Exposée dans de nombreux volumes, articles et conférences depuis le début des années 90, l’économie participaliste de Hahnel et Albert, si on s’autorise à le dire beaucoup trop sommairement, cherche à imaginer des institutions économiques permettant d’assurer l’allocation des ressources, la production et la consommation dans le respect de certaines valeurs posées comme désirables. « Nous cherchons, écrivent les deux auteurs, à définir une économie qui distribue de manière équitable les obligations et les bénéfices du travail social ; qui assure l’implication des membres dans les prises de décision à proportion des effets que ces décisions ont sur eux ; qui développe le potentiel humain pour la créativité, la coopération et l’empathie ; et qui utilise de manière efficiente les ressources humaines et naturelles dans ce monde que nous habitons — un monde écologique où se croisent de complexes réseaux d’effets privés et publics. En un mot : nous souhaitons une économie équitable et efficiente qui promeuve l’autogestion, la solidarité et la variété. »*

Le modèle, qui présuppose la propriété publique des moyens de production, rejette aussi bien le marché que la planification centrale et propose plutôt un modèle de planification participaliste par lequel des conseils de consommateurs et de producteurs coordonnent leurs activités au sein d’institutions qui promeuvent l’incarnation et le respect des valeurs préconisées — solidarité, autogestion, équité, respect des différences. Contre la hiérarchie et la spécialisation du travail et contre la maxime distributive capitaliste (« paiement selon la contribution de la personne ainsi que celle des propriétés qu’elle détient »), le modèle propose plusieurs innovations fort originales, par exemple la répartition du travail selon des ensembles équilibrés de tâches, la rémunération selon l’effort et le sacrifice ainsi qu’une pratique autogestionnaire devant assurer que la voix de chacun a de l’impact sur une décision à proportion de ce qu’il sera affecté par elle.

Pour en savoir plus, on pourra visiter le site internet de l’économie participaliste à : http://www.parecon.org

* Michael Albert, Robin Hahnel, The Political Economy of Participatory Economics, Princeton, Princeton University Press, 1991, p. 7.


[1Un rapprochement frappant, parmi bien d’autres : Sébastien Faure, dans Mon communisme, ambitionnait de contrer cette perception des anarchistes comme n’ayant guère de programme positif à proposer, en entreprenant de décrire la vie d’une grande nation sous un régime communiste libertaire telle qu’il la rêvait et pensait possible sa réalisation quinze années après le « mouvement libérateur ».