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« Après le capitalisme : éléments d’économie participaliste » de Michael Albert

Après le capitalisme

Le jeudi 4 mars 2004.

La bibliothèque la Rue reçoit samedi 6 mars Thierry Discepolo, responsable à Marseille des éditions Agone, une des rares maisons d’édition totalement indépendantes. En effet, si l’on sait que le marché des éditions est quasiment monopolisé par VUP [1], on oublie souvent que même ceux qui se targuent d’échapper aux grands éditeurs et distributeurs se plient également bien souvent à la logique de la marchandisation, avec « l’énormité du chiffre d’affaires, la concentration en groupe capitaliste, la capacité à saturer le marché avec un minimum de 500 nouveaux titres par an et une politique salariale digne de Mc Donald’s » [2]. Les éditions Agone refusent de se soumettre aux ordres du marché, d’être « marchand de prix littéraires », et leur catalogue témoigne d’une politique éditoriale militante, tout en étant ouverte [3].

L’un des derniers livres parus chez Agone, que Thierry Discepolo a choisi de venir présenter à la Rue, est celui de Michael Albert, un militant libertaire nord-américain, proche de Noam Chomsky et de Normand Baillargeon [4]. Son livre s’intitule (dans la traduction française) : Après le capitalisme : éléments d’économie participaliste (à ne pas confondre avec la démocratie « participative », à la mode dans les milieux de gauche français) [5].

Après le capitalisme… « l’économie participaliste »

Dans la lignée des utopies anarchistes de la fin du XIXe siècle, qui, sans être des programmes précis et contraignants, veulent esquisser un avenir libertaire, Michael Albert tente de définir ce que pourrait être une économie plus juste, équitable, solidaire. Mais, à la différence d’un Kropotkine qui, dans La Conquête du pain (1892), trace les grandes lignes de la société idéale, il fait le pari de décrire des institutions susceptibles d’être mises en place, ici et maintenant, et d’accompagner un changement révolutionnaire.

Le problème auquel s’attaque Michael Albert est crucial : nombreux sont en effet les révolutionnaires — libertaires ou autres — qui, conscient.e.s que les conditions favorables à la révolution ne sont pas remplies, attendent le grand soir… tout en s’accommodant plutôt bien des institutions en place. Comment promouvoir, dans une société capitaliste, les pratiques anarchistes ? Comment vivre l’autogestion dans son travail ? C’est à ces questions que ce livre prétend répondre, dans une forme facilement accessible. L’originalité de cette approche est de proposer des mesures applicables dès aujourd’hui, revendications immédiates qui serviront de levier aux conquêtes futures : « L’idée de base du programme d’économie participaliste est que toute revendication améliorant la situation des populations défavorisées est bénéfique. » L’économie participaliste, « révolution de l’économie », s’appuie sur les principes suivants : rémunération équitable, autogestion, dignité au travail. Enfin, un chapitre nous indique que la répartition participaliste n’obéira ni aux marchés ni à une planification centralisée.

Je ne décrirai pas dans le détail la teneur de l’ouvrage (voir ce qu’en dit Normand Baillargeon), mais je voudrais juste soulever quelques questions issues de sa lecture, afin de lancer quelques pistes qui pourront servir à une discussion.

Entre le programme réformiste et l’utopie révolutionnaire

Comme on peut le voir d’après ce résumé, l’auteur envisage des revendications à porter au sein même du système économique capitaliste et de l’État : il ne sort pas du cadre du salariat ni de l’impôt (il parle d’une « économie souhaitable »). Malgré tout, ces mesures sont présentées comme un programme révolutionnaire, inspiré par les idées libertaires.

Or un tel programme va probablement susciter de nombreuses critiques chez les anarchistes. Prenons, par exemple, l’organisation du travail. L’auteur a beau affirmer que le but de toute personne sensée est de travailler moins, il demeure quelque peu incohérent lorsqu’il évoque les réfractaires au travail (il est probable qu’il y en aura toujours, même dans une société libertaire). La mention d’une allocation « accordée au simple titre d’être humain » étendue en revenu dit « de subsistance » pour toute personne qui refuse de travailler quoique valide, disparaît ensuite lorsqu’il évoque les « tricheurs » qui stimuleraient l’inaptitude au travail « pour percevoir le revenu moyen ». Albert a beau dire que le système participaliste vise à rendre impossible « l’esclavage salarié », on reste méfiant. De même que le recours à une police spécialisée pour organiser la répression (« des personnes spécialement formées pour cette tâche »), éventualité plusieurs fois mentionnée, peut laisser sceptique.

Cependant, la question de l’éventuelle répression dans une société anarchiste est un sujet polémique, que Michael Albert a le mérite d’aborder. En revanche, on peut lui reprocher plus fondamentalement de ne pas se démarquer suffisamment de l’idéologie du travail (basé sur le « sacrifice » et « l’effort ») et de ne jamais remettre en cause le dogme du « productivisme » ou le mythe du progrès [6] : toute critique radicale de la société capitaliste devrait pourtant commencer par là. Soulignons également une vision réductrice de l’utilité sociale : à la question de savoir si l’on doit rémunérer un poète, la réponse est : non s’il n’écrit « que pour [sa] propre satisfaction », s’il crée « quelque chose qui n’apporte rien aux autres ». Vaste débat que de discuter de la portée sociale d’une œuvre artistique ! Concernant tout ce qui se rapporte à l’utilité et au lien social, il me semble que les analyses du Mauss [7] seraient bien plus éclairantes. Enfin, on peut aussi regretter que Michael Albert étudie l’économie comme une sphère séparée des autres domaines (voir son leitmotiv : « C’est une question politique plutôt qu’économique. »).

Enfin, le livre d’Albert manque singulièrement d’épaisseur historique. Cela est sans doute voulu par l’auteur et pourrait constituer une qualité — mais à la lecture, on regrette souvent que les idées développées (l’autogestion, les conseils de travailleurs) ne soient pas replacées dans le contexte qui les a vues surgir. Comment bâtir le présent en ignorant ce qui a été tenté avant nous ? Et, à ce propos, on peut également se demander si ce nouveau mot, le « participalisme », nomme une idée réellement nouvelle. Quant au concept de « réformes non réformistes », est-il très convaincant ? Depuis cent ans, les réformes (sociales) ont le plus souvent été arrachées de force à un gouvernement menacé par un fort mouvement révolutionnaire ; on imagine mal comment il en irait différemment des réformes proposées par Michael Albert.

À qui s’adresse cet ouvrage ?

En fait, le principal problème posé par le programme de Michael Albert est qu’il est ou bien trop audacieux pour un programme réformiste, ou bien trop timide pour une utopie politique. En effet, si l’on se place de son point de vue, qui est celui d’un programme applicable à court terme, alors on voit mal comment les mesures proposées seraient viables dans une économie dominée par le profit. Bien sûr, l’auteur nous dit : « Dans une économie participaliste, pas de propriétaires d’entreprises et personne ne recherche le profit. Pas de pression du marché. » Mais en attendant, la course au profit est bien réelle… et comment l’ignorer ? Les réponses apportées sont très vagues : l’auteur parle de « réappropriation populaire des moyens de production », sans en indiquer les moyens, et ne dit pas précisément comment les entreprises « qui, bien qu’insérées dans l’économie, tenteraient d’adopter une forme participaliste » s’y prendraient pour modifier leur fonctionnement. Soit on reste dans une société capitaliste, et ces mesures paraissent quelque peu irréalistes ; soit la société a abandonné la quête du profit, et alors… on pourrait aller beaucoup plus loin.

Enfin, que faire du « programme » qui nous est proposé à la fin de l’ouvrage ? « Le programme participaliste est conçu pour obtenir à court terme une amélioration de la vie du plus grand nombre tout en établissant les bases nécessaires à d’autres avancées et parvenir à long terme à une économie participaliste. » Par qui sera-t-il porté, et dans quel cadre (électoral ou non) ?

Difficile, donc, de dire à qui s’adresse réellement ce livre. L’auteur ne cesse d’appeler à une prise de conscience et à un changement au sein de « nos » mouvements… Il s’agit en fait des mouvements « progressistes », « de gauche », et (en France) plus qu’aux anarchistes, ce livre s’adresse aux militants d’organisations telles qu’Attac ou de partis politiques de l’extrême gauche.

Un appel à rejeter tous les dogmes

Mais précisément, ce livre rappelle qu’on ne saurait se dire progressiste sans adopter, dans nos pratiques militantes ou professionnelles, un fonctionnement égalitaire et non hiérarchique. Or, bien peu d’exemples de ce type sont présentés à « la grande masse des gens », celle qui, le souligne opportunément Thierry Discepolo dans sa préface, accepte le système capitaliste, et à qui l’on doit s’adresser si l’on veut renverser l’ordre établi.

En outre, le projet de Michael Albert, loin de se donner comme une solution unique, se présente comme un outil : « Ce projet doit appartenir à tous […] chacun doit pouvoir se l’approprier, l’amender, le compléter. » Il s’adresse donc à tous les individus qui se complaisent dans un langage révolutionnaire et continuent à cautionner le système par leurs pratiques. Ainsi Michael Albert rejette-t-il tous les dogmes qui pourraient se révéler paralysants — par exemple la règle du consensus ou le slogan : « Pas d’État ». (Le problème est que Michael Albert semble assimiler l’État au service public : pour lui, pas d’organisation politique possible hors de l’État ! [8])

Thierry Discepolo, lui, a vu dans cette esquisse « la formalisation du système de valeurs sur lequel est fondé notre pratique éditoriale » (Michael Albert a justement développé son modèle d’économie participaliste au sein de sa maison d’édition). Dans sa préface, il souligne également que les propositions concrètes sont nécessaires si l’on ne veut pas en rester à la « rhétorique révolutionnaire », souvent d’autant plus radicale qu’elle est coupée de toute pratique. Il faut donc dépasser l’exercice d’indignation stérile, et constituer « une véritable alternative en actes », afin de « concrétiser » la sortie du capitalisme. Et pour cela, obligation nous est faite de commencer à nous remettre nous-mêmes en cause : « Examiner quelle part on prend personnellement, et de quelle manière, au maintien de l’ordre établi. »

La force du livre de Michael Albert est donc de nous obliger à nous poser des questions, et même si nous ne sommes pas d’accord avec le système qu’il propose, de nous inciter à faire à notre tour des propositions concrètes : c’est un texte inclassable, loin de toute idéologie figée. Cependant, le livre ne me paraît pas toujours tenir les promesses faites aux lecteurs dans la préface. On aura donc de nombreuses questions à poser à Thierry Discepolo samedi 6 mars.

Caroline Granier


Michael Albert : Après le capitalisme, éléments d’économie participaliste, préface de Thierry Discepolo, traduit de l’anglais par Mickey Gaboriau, Agone, 2003, 194 p., 16 euros.

[1Vivendi Universal Publishing possède 80 % du marché du livre de poche et 70 % de la distribution de livres.

[2Isabelle Kalinowski et Béatrice Vincent, dans Agone : « Petite gazette de notre activité éditoriale », 2003.

[4Normand Baillargeon, L’Ordre moins le pouvoir : histoire et actualité de l’anarchisme, Agone, 2001.

[5Voir : www.zmag.org, et pour la présentation en français (par Baillargeon) : www.parecon.org.

[6Voir par exemple les ouvrages de Jacques Ellul ou de Ivan Illich.

[7Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales : www.revuedumauss.com.fr.

[8Critique qui a déjà été faite à Baillargeon par les anarchistes québécois (www.nefac.northernhacking.organisation/newswire/display.626.index.ph).