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54e festival de Berlin

Mémoires du monde… en quête d’utopies

Le jeudi 4 mars 2004.

« Le Sud est un espoir, une utopie », Fernando Solanas



Fernando Solanas, mémorable auteur de L’Heure des brasiers, livre avec son documentaire Memoria del Saqueo (Mémoires du saccage), un génocide social, une analyse implacable des mécanismes économiques désastreux qui ont mené l’Argentine à la ruine. Film militant contre la globalisation, s’inscrivant dans le mouvement alter-mondialiste, il montre comment les dictatures successives, les régimes corrompus, ont trahi le lien social, ont saccagé les ressources du pays et l’ont livré — clefs en mains — aux Yankees, sous l’œil bienveillant d’une « mafia(o)cratie » nationale, c’est Solanas qui crée le mot. On apprend tout sur la dette extérieure, sur le troc des finances du pays contre des bons sans valeur édités par millions, sur la lente marche d’un pays riche — en matières premières — vers sa ruine, orchestrée par les multinationales et les mafias de la finance. On voit aussi que des milliers de gens, hommes, enfants et femmes croupissent dans la misère, on apprend que ces enfants sous-alimentés, aux carences profondes ne pourront jamais constituer la relève intellectuelle future du pays, que tout au contraire, ils seront diminués à jamais dans leurs capacités mentales : 80 % des enfants sont sous-alimentés. Loin de tout misérabilisme, Fernando Solanas filme « ses » Argentins en lutte : les vieux, volés de leurs économies, cassent avec marteaux et objets de fortune les portes des banques, ne cèdent ni à la police ni à l’armée ; les jeunes ripostent, attaquent les chars avec leurs planches de skateboard ; les femmes, et pas seulement les mères de la place de Mai, sont là, inébranlables, malgré les arrestations et les intimidations constantes. Les Indiens aussi témoignent : installés sur des terres arides, devenus des champs pétrolifères, ils tirent du gasoil de leurs puits. Les champs en regorgent. Il suffit d’une allumette pour incendier le tout. Ils vont mourir de maladie et d’empoisonnement. Dépouillés de leur identité, ils témoignent de leurs tentatives de riposte, des combats bloqués par l’administration, de leurs vies brisées.

Les images que convoque Fernando Solanas participent au combat pour une Argentine vivable, débarrassée de ses sangsues : en témoignent les médecins, ingénieurs, économistes, etc., impliqués dans la lutte contre cette corruption profonde de la société. L’un d’eux dit : « Si l’on arrêtait de voler le pays seulement pendant deux ans, l’économie pourrait repartir ! » Quand Solanas utilise les images d’archives, c’est pour rappeler l’histoire des dictatures de ces trente dernières années et les gouvernements successifs de Carlos Menem à Fernando De la Rua. C’est aussi pour rappeler l’abîme entre les promesses électorales faites et la misère engendrée par l’abomination de ces régimes qui ont ruiné l’Argentine. Les luttes de ces dernières années ont fait plus de morts que la répression sous la dictature militaire ! Loin de se décourager, Solanas prépare déjà une deuxième partie des Mémoires du saccage : Cantos de une Argentina latente. Ce « chant » sera le récit et le témoignage d’une utopie concrète. Il racontera, en effet, la vie de personnes restées anonymes qui ont consacré leur vie à la lutte pour changer cette misère dans leur quartier, dans la vie de tous les jours.

D’autres continents répliquent à ces formidables Mémoires du saccage : l’Afrique du Sud, l’Apartheid… fournissaient une thématique forte à Berlin, cette année. Un film en compétition, Country of my skill de John Boorman — d’après le livre de l’Afrikaner Antje Kroge — scelle la rencontre de stars, Juliette Binoche et Samuel L. Jackson, dépêchés en tant que journalistes aux commissions de vérité et de réconciliation (Truth and Reconciliation Commission, TRC), initiées par Nelson Mandela. Film hollywoodien qui associe torture et lutte raciale à une histoire d’amour, comme si les faits ne suffisaient pas ! Que la fin de l’Apartheid ne signifie pas la fin de la dictature aurait été un questionnement bien plus intéressant. C’est en tout cas une des lignes majeures explorées par le remarquable documentaire Memories of rain de Gisela Albrecht et Angela Mai, programmé par le Forum du jeune cinéma. Dix années après la fin du régime de l’Apartheid, on revient sur les années de dictature en racontant l’histoire de Jenny Cargill, une Blanche, de Kevin Qhobosheane, un Noir, tous deux membres de l’ANC, engagés dans la lutte depuis presque vingt ans. Ils ont été clandestins, ont changé d’identité, de pays et de cadre de vie. Kevin part à 15 ans, 10 cents en poche pour rejoindre l’ANC en exil.

Jenny a 28 ans quand elle franchit le pas. Elle a été journaliste, a fait des études brillantes. Les trois heures du film ont une remarquable densité : Jenny et Kevin ne parlent pas seulement en cadres avertis de l’ANC, mais se livrent aussi intimement. On sent un lien très fort d’amitié entre toutes les personnes qui travaillent sur ce film ensemble à partir de 1994. Ironie amère de l’histoire : Jenny, la Blanche, semble s’en sortir bien mieux que Kevin, le Noir. Les conditions trop dures de la clandestinité ont détruit sa vie privée et ont eu raison de sa santé. Jenny articule ses doutes et ses angoisses de cadre dirigeant. Elle décroche, s’arrête, quand les contradictions deviennent insupportables : « Pour qui se bat-on si l’on commence par torturer les gens qui sont avec nous ? »

Malgré tout, ils assistent vivants à l’après de la lutte de libération. Il y a des victoires, dit Jenny, car cinq millions de Noirs ont maintenant accès à de l’eau potable. Ce qui reste à faire, ils le savent mieux que tout le monde. Alors que Memories of rain est une production indépendante et pauvre, produite par les deux réalisatrices, soutenue par quelques francs-tireurs ; dix autres films ont été produits par les nouvelles unités de cinéma officielles créées en Afrique du Sud : NEVF et IDC. Ce ne sont pas des films de cinéma, plutôt des croquis, reportages, films-interviews qui donnent des informations sur l’état des choses, aujourd’hui, en Afrique du Sud. Une esthéticienne noire cause avec ses clientes blanches : Hot Wax ; une mère de famille réfléchit sur ses origines et demande l’initiation qui lui a manqué : Belonging ; un jeune chante comme Pavarotti : Being Pavarotti ; Mix — Youth and Music raconte l’amitié entre des jeunes filles, une Noire, une Blanche qui travaillent toutes deux comme DJ ; puis des histoires diverses, autant de destins singuliers, broyés par le racisme et la lutte pour la survie ; à signaler l’histoire de Solly, qui donne l’exemple, qui peut parler d’insertion et de succès, puisqu’il peut nourrir sa famille et être généreux, grâce au foot : Solly’s Story

« Quand tu ne peux pas changer le monde, commence par changer ton monde… » conseille le psy à Cahit (Birol Ünel) qui a planté son auto dans un mur. Gegen die Wand (Dans le mur) de Fatih Akin ne s’encombre pas de détails. Son film fonce à toute allure, le réalisateur est pressé d’agir contre toutes les violences injustifiées, y compris celle qu’on s’inflige à soi-même. Dans ce film non dépourvu de charme — oriental —, Fatih Akin attaque la violence qui s’exerce dans les familles turques sur les jeunes filles. Sibel (Sibel Kekilli) veut vivre, chanter, danser, baiser, « pas seulement avec un homme, non, avec plusieurs ! » mais en attendant, elle commet des tentatives de suicide. C’est à l’occasion d’un de ses suicides ratés qu’elle rencontre Cahit, paumé comme elle. Sibel lui demande un mariage de convenances : non pas pour vivre comme mari et femme, juste pour la libérer du joug de la famille en général et du contrôle du frère aîné en particulier. Mais les choses ne sont pas si simples. La situation est grave et, pourtant, le film est une comédie douce-amère qui vire seulement au tragique quand toutes ces décisions théoriques ne tiennent plus face à la réalité. Commence alors la descente en enfer de Sibel qui doit se réfugier à Istanbul chez sa sœur. Et parallèlement se dessine l’évolution de Cahit qui est tombé amoureux de sa femme.

À ceux qui veulent ramener Fatik Akin, allemand depuis deux générations, à ses origines, il répond que le mot « travailleur immigré » n’existe plus dans son vocabulaire. Son actrice, Sibel Kekilli, découverte dans un grand magasin, réagit comme lui. Elle est allemande, parlant encore le turc, a un passeport allemand et dit : « Les Turcs qui sont arrivés en Allemagne il y a trente ans, venaient de l’arrière- pays. Ils sont restés arriérés et sont pires que les Turcs d’Istanbul ! » Gegen die Wand est un pavé dans la mare de la communauté turque rétrograde, dénonçant le patriarcat abusif qui terrorise femmes et filles. Ce film va choquer, secouer le monde bien-pensant, créer discussions, contestation dans la communauté turque et dans la société allemande. En revanche, la force qui émane du film est indéniable. Un Ours d’Or qui a le mérite de balayer « le cinéma de papa » dont ne voulaient plus les Jeunes Turcs du cinéma allemand en 1962. (Mes excuses à Fatih Akin pour l’expression utilisée). L’autre « métèque » du cinéma allemand, Romuald Karmakar, a réussi à exaspérer son public et à enchanter les journalistes étrangers avec un film rigoureux, un huis-clos sur la fin d’une relation : Die Nacht singt ihre Lieder (Nightsong).

Le cinéma français en compétition a déçu par son conformisme, sa facture conventionnelle : Rohmer montre comment son Triple Agent s’enlise et sombre avec, alors que 1936 au cinéma est un grand sujet. Confidences trop intimes de Patrice Leconte s’en sort mieux, puisque sa mise en scène et ses acteurs (Bonnaire et Lucchini) sont excellents, mais sa jolie histoire d’un quiproquo reste trop mince pour être vraiment passionnant. Feux rouges de Cédric Kahn est un thriller d’autoroute, mais l’alcoolisme au volant lasse, et l’effroi ne dure pas, donc… Sébastien Lifshitz avec Wild Side prend en revanche des risques bien plus grands en racontant un trio improbable et leur amour certain. Programmé au Panorama, il a reçu le Teddy Award.

De Maria pleine de grâce… à Samaritan Girl

L’utopie d’une vie moins cadenassée, plus libre, moins dégueulasse, trotte dans toutes les têtes sur tous les continents : retournons en Amérique latine : Maria, en pleine santé mentale, veut quitter cette vallée de larmes, un village à quelques kilomètres de Bogota. Maria, ouvrière dans une plantation de roses, enceinte, s’engage à transporter de la drogue dans son ventre. Pour s’entraîner, Maria introduit un très gros grain de raisin dans sa bouche, mais n’arrive pas à l’avaler en entier. Recrache, s’étouffe, recommence. Ainsi arrive-t-elle à se préparer à devenir « mule ». Une des méthodes utilisées par la Colombie pour faire entrer des drogues aux Etats-Unis. Maria full of grace (Maria, pleine de grâce) est « pleine » dans tous les sens du terme : elle est pleine de colère, après une altercation avec son patron, elle quitte ce boulot ; elle est enceinte, sans être bénie ; elle a le ventre plein, rempli de soixante-deux petits sachets de drogue que son estomac doit retenir pendant le vol de Bogota à New York. Elle mourra empoisonnée, si une seule de ces doses éclate. C’est ce qui va arriver à une des filles : les dealers vont la découper pour récupérer la drogue et jeter son cadavre. Maria, la rebelle, pleine de compassion, va payer le rapatriement du corps de son amie d’infortune. En quelques mois, plus de deux cents Colombiennes et Colombiens ont été rapatriés dans leur cercueil…

D’autres jeunes filles expérimentent d’autres filons tout aussi dangereux : pour dénoncer la prostitution des collégiennes mineures en Corée, le dérangeant Kim Ki-Duk crée des situations inédites : deux jeunes filles vont vivre la prostitution sur un mode original : elles sortent ensemble, l’une tient le carnet des clients, donne les rendez-vous et empoche l’argent, destiné à leur voyage en Europe. L’autre se prostitue de bon cœur : c’est Samaritan Girl (La Samaritaine)…

Après la mort accidentelle de cette fille, à qui elle avait donné le surnom de Vasumitra, car Vasumitra avait transformé tous ses clients en bouddhistes, elle prend la relève, couche avec les anciens clients de son amie et leur rend l’argent. Retourner l’argent aux clients, alors qu’ils pourraient tous être le père de ces jeunes filles, provoque un retournement complet de la situation. Les hommes sont stupéfaits, gênés, bref, transformés. Ils se souviennent d’avoir une famille, des enfants. Ils réfléchissent à l’usage qu’ils pourraient faire de cet argent. Peut-être réalisent-ils pour la première fois qu’ils couchent avec des filles qui pourraient être leurs enfants. Des images en couleurs pastels, la tenue scolaire de ces jeunes filles — costume, cravate — traduisent paradoxalement très bien la violence intrinsèque de la société coréenne. Kim Ki-Duk a été sacré meilleur réalisateur.

Au lieu de hurler sa colère, son refus d’un monde oppressant, représenté par le père, le mari, les religieux, Mihal, jusque-là fille obéissante de son père, essaie de comprendre par elle-même pourquoi elle est en état de choc. Tout le monde lui demande des comptes. Au lieu de dénoncer les pratiques illicites de son père et des religieux, elle cherche à ne pas envenimer les choses, à protéger même son père des conséquences de ses actes illicites, alors qu’il l’a froidement « répudiée ». Elle relève la tête et décide pour elle et son enfant, seule. Ce chemin d’émancipation solitaire s’appelle Avanim (Pierres). Tourné en Israël, Raphaël Nadjari a réalisé là son film le plus serein, donnant une leçon d’humanité qui arrive par défaut, « en creux » comme il dit.

Ce tour du monde en « utopies » et « promesses » ne donne pas des résultats très optimistes : le grand cinéaste Theo Angelopoulos ne va même plus chercher de ce côté là, il constate la permanence de leur échec. La trilogie dont il présenta à Berlin le premier volet La Terre pleure (1919-1949) montre aussi la constance des sentiments, de tout ce qui aide à survivre. Le deuxième volet de ce film « du XXe siècle » irait de la mort de Staline, en 1953, jusqu’à la guerre du Vietnam. Sorte d’épopée autour d’artistes, de musiciens, de militants incorruptibles toujours en mouvement, les visions d’Angelopoulos secouent et apaisent. En vrai créateur de plans-séquences, il renouvelle le stock d’images qui peuplent notre imaginaire et concernent l’entreprise de vivre politiquement et humainement debout.

Et pourtant, dans une comédie de Chantal Akerman Demain, on déménage ! — programmé par le Panorama, à Berlin (sortie : 3 mars) —, l’utopie, ça existe et concrètement. C’est l’utopie qui se vit, se concrétise dans le quotidien. Pour la pratiquer, il suffit d’être ouvert à l’autre, de ne pas avoir les mains liées par trop de choses et d’objets, ni d’être plombé par trop de souvenirs. C’est le cas de Charlotte (Sylvie Testud), elle n’est attachée à rien, sauf à sa mère. Alors que sa mère (Aurore Clément) ne peut se déplacer sans son piano à queue, ne peut vivre sans la valise du mari disparu, sans faire et refaire cuire des poulets au four… Catherine, la mère se caractérise par ses obsessions, alors que Charlotte est libre, disponible. Pour elle, tout est simple, si elle peut avoir un coin de table et de la tranquillité. Si les meubles l’encombrent, elle les met dehors. Et si cela gêne quelqu’un, elle les rentre. Si les gens sont malheureux, elle les écoute en offrant un café ou un quatre-mains au piano. Si une femme se sent bien dans cette maison, (Natacha Regnier) qu’elle revienne, on lui fera une place. Même si elle revient avec son nouveau-né. Voici l’utopie joyeuse de Demain, on déménage ! Comment disaient encore les ouvrières de chez Lip : « Tout est possible ! »

Heike Hurst


Le cinéma du Réel, du 5-14 mars, consacré cette année à l’Argentine, diffuse le film de Fernando Solanas : Memoria del Saqueo, le samedi 13 mars à 20 h 30 au Latina, le dimanche 14 mars à 14 heures au Cinéma1 de Beaubourg.