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La Constitution européenne, une arme contre les travailleurs

Le jeudi 11 mars 2004.

Le projet de Constitution européenne proposé par Giscard d’Estaing est le résultat d’un projet élaboré par une Convention, selon une méthode souvent critiquée comme peu démocratique. À gauche, tant Mélenchon que Krivine ont dénoncé cette assemblée sans mandat de députés et de représentants alibi de la société civile, mais sans jamais s’étonner de la participation revendiquée de la Confédération européenne des syndicats (CES). En fait, ce projet est au-delà des règles de jeu classique. Au contraire, il n’est ni issu d’une Constituante élue, ni même des Constitutions de la démocratie parlementaire dont nous reconnaissons les limites, et encore moins de l’avis des populations européennes concernées. C’est l’affirmation d’un choix de société, la société capitaliste libérale dont elle entend être la place forte.

L’Europe est définie comme « un marché unique où la libre concurrence est libre et non faussée », et, sans craindre la répétition, les articles martèlent l’idée de marché ouvert et de libre concurrence. Il en découle que cette Constitution est une arme contre le prolétariat européen formé par la masse des travailleurs, des précaires, des sans-droit, car dans l’affrontement du capital contre le travail, la concurrence et la compétitivité sous-entendent la réduction du coût du travail. Le travail est à présent une marchandise vendue dans le cadre de la concurrence mondiale. Les travailleurs suivent la même voie et doivent donc être les plus flexibles, les plus méritants, les moins chers pour se vendre sur le marché de l’emploi. C’est ainsi que les avantages acquis par le mouvement ouvrier — Code du travail, conventions collectives, statuts, etc. — au sein des États nationaux perdent leur autonomie au profit de la structure européenne étatique : « La Constitution et le droit adoptés par les institutions de l’Union […] ont la primauté sur les États membres » (Art. 10).

C’est ainsi que la Charte des droits fondamentaux intégrée au projet, sous des aspects anodins ou parfois mêmes positifs, marque une très forte régression par rapport à nos situations présentes. Un exemple : le droit au travail qui oblige l’État à développer une politique de l’emploi devient « le droit de travail », c’est-à-dire une conception libérale et capitaliste de ce droit.

Quant aux services publics, totalement ignorés dans le texte de Giscard, ils s’effacent devant le Service d’intérêts économique général (SIEG) où la part du privé et du secteur lucratif est reconnue dans le cadre de l’ouverture à la concurrence. En sont victimes en France, la SNCF, La Poste, la Santé et les hôpitaux, l’Éducation, la recherche scientifique, etc.

D’une manière générale (Art. III-69), « l’instauration d’une politique économique […] ouverte à la concurrence […] implique […] prix stables, finances publiques et conditions monétaires saines, et balance des paiements stable ». Ce qui implique la baisse des salaires, l’économie sur les retraites, la santé, l’éducation, les finances publiques.

La contre-révolution conservatrice que les gouvernements de l’Union présentent comme la politique de « redressement » européen a donné de « bons résultats » en Espagne, Italie, Grande-Bretagne, Allemagne, Portugal, comme le signale une certaine presse de droite. Mais sur le dos de qui ?

Autant de dispositions qui ne vont pas sans contradictions et difficultés. Dans l’affaire Alsthom, Raffarin ne s’est-il pas fait taper sur les doigts en violant les règles du pacte de stabilité établies par ses pairs ?

Par quelles voies la Constitution prévoit-elle de mettre en cause les acquis sociaux ? En associant les partenaires sociaux à la « mise en œuvre des lois-cadres européennes », ainsi que le prévoit l’article III-104.

L’instrument de cette imbrication état-patrons-salariés, c’est la CES. La CES qui a revendiqué d’être partie prenante dans la convention d’élaboration de la Constitution, qui a salué l’intégration de la Charte dans le traité et revendique un rôle majeur des partenaires sociaux allant jusqu’à s’affirmer pour une « gouvernance européenne » dont le but devrait être d’établir un cadre auquel tous les états membres participeraient et dans lequel « les partenaires sociaux joueraient un rôle institutionnel ». En cela, ils ont signé la mort du syndicalisme qui se doit d’être l’expression et la responsabilité des militants qui composent chaque syndicat. Nous ne voyons pas comment la CES pourrait « devenir une véritable organisation syndicale », selon ce principe, car il serait nécessaire qu’elle rompe catégoriquement, d’une part, avec sa hiérarchie institutionnelle, la Commission européenne, et, d’autre part, avec la hiérarchie spirituelle catholique, qui se concrétise par le choix de la subsidiarité, théorie politique fixée par la papauté pour asseoir son ordre religieux.

Les organismes européens gouvernementaux et, hélas, syndicaux, sont ici les relais serviles des intérêts des patrons contre ceux des travailleurs et des précaires, et contre les organisations, les associations constituées librement par cette classe laborieuse et ces laissés-pour-compte de l’Europe d’en bas. Et, finalement, contre tout ce qui s’oppose à la dictature du marché : l’organisation syndicale, la République sociale, ses communes, son principe de laïcité, ses acquis sociaux, tout doit se soumettre ou se démettre.

C’est parce que la construction européenne tend soi-disant la main aux peuples européens voisins par-delà les guerres séculaires que les prolétaires des pays de l’Est ont seulement changé de dictature. Avec l’ultralibéralisme, le capitalisme triomphant, sa dictature des actionnaires et du FMI à la solde du complexe militaro-industriel étasunien, l’Europe de progrès, de liberté, de paix et encore moins de l’égalité à laquelle nous aspirons n’est pas près de voir le jour. Au contraire, le processus constitutionnel qui accélère le formatage de l’Europe géopolitique porte en lui, en paraphrasant Jaurès, « la misère et la guerre, bref la barbarie ». On peut penser que cela est excessif, pourtant c’est bien la CES, organe syndical européen intégré par excellence, qui nous rappelle dans un tract de décembre 2003 que « le marché unique devait de toute façon provoquer d’énormes changements et restructurations pour des millions de travailleurs ». Ce qui signifie en langage simple : des millions de licenciements.

Cette Constitution plaçant l’Europe dans le cadre de l’OTAN, chapeauté par la banque centrale « indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs et de ses finances », responsable devant personne, dotée de sa personnalité juridique, mais devant « maintenir la stabilité des prix », ne pouvait pas ne pas se situer en dehors du courant spiritualiste. Elle devait s’affirmer « consciente de son patrimoine spirituel et moral » et s’inspirer « des héritages culturels, religieux et humanistes ». Enfin, l’Europe fait un sort particulier aux églises et communautés religieuses (Art. 51) et « maintient un dialogue ouvert » avec elles. Au nom de quoi et en vertu de quoi, une Constitution bafoue la laïcité héritage des « Lumières » et privilégie la religion en s’affirmant prête à l’écouter sur nombre de sujets d’ordre privé ?

Maintenant que l’Espagne et la Pologne, favorable à une Europe chrétienne, ont fait capoter le projet de Constitution, nous pouvons nous demander jusqu’où les États-Unis, desquels ils sont à la botte, toléreront une Europe concurrente, celle-là même qu’ils avaient contribué à créer en 1945 comme rempart à l’URSS. De toute façon, quelle que soit l’évolution institutionnelle de l’Europe, le traité de Maastricht s’applique dès à présent. L’Europe de Bruxelles impose ses lois, ses directives, ses décisions aux États membres selon le principe de subsidiarité, et les citoyens doivent travailler le plus longtemps possible, au moindre coût et perdre petit à petit les acquis sociaux conquis par le mouvement ouvrier européen pour permettre le règne de la libre entreprise et de la loi du marché. L’Europe est devenue une réalité matérielle dans laquelle la crainte a remplacé l’espoir.

Michel Sahuc, militant du collectif anarcho-syndicaliste La Sociale et de la FA de Montpellier.


Sources : « La Constitution européenne », rapport de la CGT-FO.