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Retour sur les transports gratuites et autogérés

Le jeudi 11 mars 2004.

Depuis la loi dite « SRU » (solidarité et renouvellement urbain) de septembre 2000, la Région est devenue l’autorité organisatrice des transports. Et voilà tous nos politiques (« vraies paillasses à gueules tragiques », dit la chanson), bonimenteurs professionnels de la grande foire à gogos des élections, brandissant les transports comme le nouvel enjeu du moment, chacun promettant de transporter plus blanc que le voisin. En matière de transports en commun, et la compétition électorale faisant rage, on voit le PS affirmer de manière sentencieuse : « Nous garantirons des transports publics sans défaut » (mazette !). L’UMP joue son va-tout avec la promesse d’une carte orange unique à 45 euros. Le PCF se contente de moquer l’UMP. Le FN vole au secours de l’automobiliste et dépasse les contradictions d’un tel discours en proposant la multiplication des parkings gratuits autour des gares. Les Verts, coincés dans l’alliance avec le PS, ne s’interrogent qu’en interne sur la gratuité des transports en commun pour l’usager. Quant aux trotskistes lutteurs ou ligueurs (LO & LCR), ils ont bien adopté la revendication de la gratuité, mais sans expliquer pourquoi.

Gratuité des transports en commun ! Petit à petit, l’idée fait son chemin et se retrouve même appliquée concrètement dans certaines villes moins médiatisées que la capitale (Châteauroux dans l’Indre, Vitré en Ille-et-Vilaine ou Hasselt en Belgique par exemple). Il est à cet égard cocasse, pour l’observateur des idées politiques, de voir un Huchon, socialiste à ses heures perdues, affirmer doctement que « pour des raisons d’éthique et de réalisme, je m’opposerai à la gratuité des transports ; c’est une fausse bonne solution qui ne permettrait pas, bien au contraire, d’agir en faveur des plus démunis (sic) et d’améliorer la qualité des transports offerts aux Franciliens », alors que ce sont des maires conservateurs de droite (Méhaignerie à Vitré, Mayet à Châteauroux) qui expérimentent la gratuité.

Mais de quoi parle-t-on au juste ? Si l’on ne veut pas gober les bonimenteries électorales, il faut repartir de la notion de service public et du contenu qu’on lui donne. Le principe des services publics est de garantir l’accès égalitaire des membres d’une société aux biens et services qu’elle juge essentiels. Le champ des services publics devrait donc dépendre de ce que les membres d’une société estiment socialement indispensable, voire simplement utile. Si le système capitaliste a pu tolérer cette logique si fondamentalement contraire à la sienne, c’est en dévoyant ses buts, c’est-à-dire en s’assurant que l’utilité sociale se définit encore à son profit, et que l’on n’abandonne jamais vraiment l’optique marchande. Il en a été ainsi des transports publics.

Le réseau autoroutier et l’amélioration du réseau routier national s’est fait d’abord pour servir les échanges marchands et servir de débouché à tout ce qui tourne autour de la production automobile. Maintenant que ces réseaux existent et sont bien entretenus, leur maintien dans l’orbite publique est devenu insupportable aux chantres du capitalisme : on privatise les autoroutes et l’on parle de la création d’un établissement public (mais le resterait-il dans l’avenir ?) à qui serait donné l’ensemble du réseau routier national, avec des recettes propres (droits de circulation forfaitaire à l’année et/ou péages particuliers pour certaines infrastructures).

De même pour le transport ferroviaire. Historiquement né pour apporter le charbon de la région minière stéphanoise vers les concentrations industrielles de la vallée du Rhône, son développement s’est construit sur des axes marchands, de tourisme (Paris-Le Havre pour amener la classe bourgeoise au port d’embarquement des transatlantiques), de politique intérieure (tel maire montrant son « pouvoir » en obtenant des autorités centrales le passage du chemin de fer dans sa commune) ou de politique extérieure militariste (amener les troupes rapidement sur le front des guerres avec l’éternel ennemi germain). Ici encore, maintenant que le réseau est performant et bien entretenu, le transport ferroviaire est dépecé : à l’État les infrastructures coûteuses (via Réseau ferré de France), à la SNCF l’exploitation des TGV rémunérateurs dans une optique de compétition marchande internationale, et à la SNCF (en attendant l’arrivée des filiales transport des Vivendi, Lyonnaise-Suez et compères) l’exploitation des services régionaux. Au passage, ces services régionaux ont été rendus autonomes des Grandes Lignes, ce qui est une aberration puisque cette organisation nie l’effet de réseau (pouvoir aller d’un point à un autre sans changer de mode de transport), qui est un des critères essentiels des géographes du transport pour mesurer l’atout d’un mode.

Quant aux services de transports urbains, ils sont depuis longtemps le domaine des Vivendi, Lyonnaise-Suez et compères, spécialistes de l’accompagnement des collectivités territoriales grâce au modèle des concessions de service public, par lequel la collectivité leur confie la gestion d’un service public contre rémunération. Ainsi, ces entreprises font-elles leur beurre avec la distribution de l’eau (d’où leur surnom de « marchands de flotte »), la gestion des services de transports urbains ou scolaires, la gestion des déchets, celle du mobilier urbain, celle des gros complexes sportifs ou culturels, et d’une manière générale du financement des partis politiques…

Pourtant, les transports renvoient aussi à la liberté de circulation, laquelle est toujours suspecte dans une société où il faut constamment garder les populations sous la contrainte et le contrôle. La mobilité est valorisée lorsqu’il s’agit d’accepter un travail dégradé loin des siens à la suite d’un licenciement, d’aller consommer dans les zones commerciales, d’aller consommer du tourisme, ou encore d’affirmer un statut social au mépris des considérations environnementales (voitures puissantes et polluantes, transports aériens aux nuisances plus que disproportionnées par rapport à leur utilité sociale, etc.). Mais la mobilité devient un danger pour la politique d’« apartheid social » qui, en criminalisant la misère, n’a d’autre choix que de reléguer les classes dangereuses dans des quartiers réservés et périphériques (banlieues pour tous types d’exclus, mais aussi abords d’autoroutes, de parkings ou de décharges pour les sans-logements ou les « gens du voyage », ou encore zones de rétention pour les condamnés à l’expulsion, ou enfin la prison pour les récalcitrants). Le vocabulaire est d’ailleurs ymptomatique de cette dualité : le « voyage » de l’agence de voyage n’est pas le même que celui des gens du voyage, et la « rétention » des centres du même nom est d’un cynisme achevé lorsqu’il s’agit d’expulser. Ainsi, les transports en général et les transports en commun en particulier sont le lieu privilégié de ces contradictions, que les gardiens du système ne savent gérer qu’en renforçant toujours les instruments « sécuritaires », c’est-à-dire de calibrage et contrôle d’une normalité et de répression des anormalités.

Grillages électrifiés contre les « clandestins » autour du tunnel sous la Manche, barrières de portillons étroits dans les transports urbains, vidéo-surveillance généralisée, titres de transport à puce électronique qui fichent vos déplacements, contrôleurs en nombre, vigiles et maîtres-chiens de tous acabits, agents de sécurité de la SNCF et de la RATP disposant du port d’arme, patrouilles des différents services de police, voire patrouilles de l’armée dans le cadre des plans Vigipirate. Derrière l’arsenal anti « fraude », ce sont toutes ces polices qui s’exercent : police de la pauvreté (sans ticket), police des étrangers, police des actions de désobéissance civile (répression des actions anti-pub), Renseignements généraux, etc. Maintenir des transports en commun payants permet surtout de justifier cet arsenal répressif global. C’est sans doute à ceci que pense notre père Huchon lorsqu’il dit vouloir s’opposer à la gratuité pour « des raisons d’éthique et de réalisme… ». De même, son concurrent de l’UMP, Copé, contrebalance immédiatement son audace (!) d’une carte orange unique à 45 euros en soulignant qu’elle sera assortie de contrôles plus systématiques et sévères et d’un plan de vidéo-surveillance renforcé dans les gares, les trains et les bus.

Dans ce contexte capitaliste et étatiste, des discours et des expériences sur la gratuité sont quand même apparus, mais sans remettre en cause les fondements du système. On accepte ainsi une relative gratuité pour les chômeurs sur des trajets extra-urbains s’il s’agit d’aller à un rendez-vous d’embauche. Toujours notre père Huchon, parfaitement intégré dans la logique patronale, promet-il la gratuité pour les chômeurs et les jeunes en insertion (pas les autres) et les allocataires du RMA (mais pas les RMIstes qui n’auraient pas encore accepté ce STO qu’est le RMA !). Le principe des transports publics payants pour l’usager reste majoritairement le dogme affirmé.

Lorsque ce dogme est transgressé, et que des collectivités choisissent la gratuité, c’est aussi sous l’impulsion de la société privée concessionnaire du service de transport, qui n’a aucun scrupule éthique, elle, et qui compte l’argent que lui coûte la gestion d’une billetterie et l’arsenal de contrôle. Il faut rappeler que même dans les réseaux les plus fréquentés, les recettes de la billetterie ne représentent au maximum que 25 % des ressources. Ce qu’il faut mettre en regard du coût du système :

  • Portillons toujours plus perfectionnés commandés à Dassault et consort ;
  • Automates de vente approvisionnés et maintenus par des Thales, Schlumberger et similaires ;
  • Matériels de surveillance (caméras, écrans vidéo, etc.) ;
  • Sociétés privées de gardiennage (souvent filiales des marchands de flotte) se partageant les marchés des exploitants de transport ;
  • Agences de publicité et afficheurs à qui sont confiées les campagnes de propagande ou d’appel au « civisme » (ainsi du géant TBWA, qui n’a pas fait gratuitement la campagne SNCF sur la « fraude » ; et ainsi de France Rail Publicité ex-filiale SNCF cédée à l’américain Dauphin, qui a monnayé ses panneaux pour la campagne).

C’est pourquoi, pour des réseaux de moindre importance, où les recettes de la billetterie dépassent très rarement 15 % des ressources, et où les enjeux sociaux du contrôle sont moindres qu’en Île-de-France, les conditions sont réunies d’une expérience capitaliste de la gratuité pour l’usager, car elle fait faire des économies à la société concessionnaire.

Ces expériences de gratuité ont le mérite de faire tomber les arguments habituels des défenseurs invétérés du principe marchand. Tout d’abord, la gratuité ne coûte pas nécessairement plus cher à la collectivité, puisqu’à la diminution d’un certain type de recettes correspond la diminution des coûts de billetterie et de contrôle. Ensuite, la gratuité n’engendre pas le mépris des usagers : il y a moins de violence et moins de dégradation dans les transports gratuits. Parallèlement, et quoi qu’en dise le père Huchon, la gratuité favorise l’accès des plus démunis aux transports en commun, et favorise d’une manière générale le transfert massif de la voiture vers ces derniers. Les expériences de Châteauroux, Vitré ou Hasselt montrent des fréquentations en hausse de plus de 75 % en un an, dont plus de 20 % d’usagers nouveaux. Ce transfert a donc des implications très nettes en matière d’environnement et/ou de santé publique (congestion des centres-villes et pollutions associées) ou d’aménagement urbain (c’est l’urbanisme qu’il faut aussi repenser en fonction de l’usage régulier et intensif des transports en commun).

Ces expériences montrent bien que la gratuité est un instrument égalitaire, non-violent et puissant pour répondre aux soucis rabâchés par les politiques : sécurité, sûreté, environnement, lutte contre l’exclusion, santé publique, recomposition urbaine, etc. Pourtant la majorité d’entre eux s’y oppose et répond par la criminalisation de la misère (économique, sociale, physique ou psychologique) et par le dogme de la supériorité de la sphère marchande. C’est bien la preuve que leur véritable objectif est ailleurs : garantir le profit de quelques-uns par l’oppression du plus grand nombre.

Mais tout ceci n’est qu’une étape, car dans la logique initiale des services publics, encore faut-il construire les instruments propres à s’assurer de l’utilité sociale des transports en commun. Or nous savons que la logique capitaliste est par essence contraire, et l’on ne peut donc confier aux sociétés capitalistes privées le soin de décider quels transports publics il faut. L’État n’est pas un meilleur guide, car s’il a pu freiner les ardeurs marchandes (par exemple en imposant des tarifications qui prennent en compte certaines situations de précarité), nous savons que, fondamentalement, il roule pour le système capitaliste dont il crée et entretient les conditions d’existence. Il n’est qu’à voir aujourd’hui la destruction méthodique de la sphère « moins marchande » (car il est difficile de parler de sphère véritablement « non marchande ») à laquelle se livrent les gouvernements successifs, à la demande du Medef et de ses alliés : retraites, Sécurité sociale, grands services publics historiques, etc.

Seule l’autogestion de ceux qui font les transports publics (les salariés dans la société actuelle) et de ceux pour qui ils sont faits (les usagers), peut garantir leur réelle utilité sociale. C’est au sein de ces instruments collectifs que pourront s’exprimer, se confronter, se mesurer et se concilier les exigences parallèles et parfois conflictuelles de l’étendue des services et des conditions de travail (cf. la question du service minimum et du droit de grève), de l’urbanisme et de l’environnement (quelle ville pour quels modes de vie), ou encore de l’aménagement et des techniques (quels transports pour quels types de déplacements).

Ce sont bien ces structures d’autogestion qu’il faut revendiquer et mettre en place, comme complément indispensable de la gratuité, laquelle n’est pas un but absolu mais l’instrument de la rupture avec la logique marchande capitaliste.

Un exemple : les comités de ligne ou comités d’axe à la SNCF. En 2000-2001, la SNCF a initié une politique de gestion par axes des services régionaux TER puis franciliens, dont l’un des aspects était d’associer des élus et des usagers à la définition du service. Pour des axes ferroviaires définis (généralement en fonction d’une structure de production), l’idée était de permettre aux usagers et aux élus de débattre avec les responsables SNCF des problèmes rencontrés, des aspirations exprimées et des moyens envisageables à mettre en œuvre, pour l’amélioration du service. L’idée n’est pas blâmable en soi, mais son application a immédiatement montré ses limites.

En effet, étaient tout d’abord seuls admis à venir débattre les élus (régionaux et municipaux des villes desservis) et les associations d’usagers, mais pas les salariés. Tout au plus a-t-on parfois admis des représentants de la préfecture (l’État, toujours l’État !). Ensuite, les associations d’usagers devaient être jugées représentatives par la SNCF et les élus, et ce « sauf-conduit » ne s’obtenait que par la bénédiction de la FNAUT (Fédération nationale des associations d’usagers de transport) que la SNCF a su habilement s’aliéner en l’associant contre rémunération à ses procédures de qualité. Cette fédération, déjà peu réputée pour son audace, est donc dans la dépendance de la SNCF et la représentation des usagers était ainsi verrouillée au sein des comités de ligne. Surtout, ces structures n’avaient pas vocation à réellement décider ensemble de la consistance du service. Enfin, après un fonctionnement régulier de ces comités en 2001-2002, la SNCF semble les avoir laissé s’étioler et s’être ré-accaparée en interne tous les outils de la gestion par axes.

Pourtant, dans l’optique autogestionnaire que nous revendiquons, ce type de structures peut servir de laboratoire, même sans attendre le lendemain du Grand Soir, pourvu que la participation véritable et ouverte des usagers et des salariés soit garantie.

Alors, les 21 et 28 mars prochains, vous n’irez bien sûr pas voter, incrédules que vous êtes aux bonnimenteries électorales sur les transports comme sur les autres sujets… Mais au lieu de laisser dire que vous êtes à la pêche, venez donc militer au sein des collectifs existants, ou en créant le vôtre, ou simplement en individuel, pour la gratuité des transports en commun dans une perspective autogestionnaire ; pourquoi pas en exigeant la création de nouveaux comités de ligne, mais cette fois sur la base d’une véritable participation directe des usagers et des salariés à la décision.

Dr Martius, militant du RATP et du groupe Louise-Michel de la FA


En Île-de-France : le RATP
Réseau pour l’abolition des transports payants, 145, rue Amelot, 75011 Paris.
gratuit@samizdat.net

Prochaine assemblée d’usagers
Mercredi 17 mars à 20 heures à la Passerelle, 3, rue Saint-Hubert, Paris 11e, M° Saint-Maur