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Séisme au Maroc

« Ceux qui sont bien nés et les autres… »

Le jeudi 11 mars 2004.

La terre a tremblé dans le Rif marocain. Séisme d’une amplitude de 6,5 sur l’échelle de Richter, pour la secousse la plus importante, dans la province d’Al Hoceima, le 24 février dernier en pleine nuit.

La veille, une secousse sismique, certes d’intensité moindre, avait fait frémir l’Est de notre propre pays.

Combien ont fait, ne serait-ce qu’inconsciemment, la comparaison entre les deux phénomènes si identiques dans leurs origines, mais si violemment contrastés dans leurs conséquences. Ici, plus de peur que de mal. Là-bas, des morts par centaines, des blessés, des sans-abris, des familles désemparées, des vies brisées. Combien se sont sentis soulagés d’avoir, par le hasard de leur naissance, échappé à la froide fureur de la nature ?

Le sentiment n’est pas glorieux mais il est humain. Quand les éléments se déchaînent et tracent ainsi brutalement la ligne de partage entre le bon et le mauvais côté de la barrière, comment reprocher aux épargnés, ici ou là-bas, de se sentir vivre encore et malgré tout ?

Reste que… Il est des forces aussi puissantes que celles de la nature, quoiqu’elles naissent de la folie humaine. Elles tracent, de même, une ligne de partage.

Faut-il souffrir du malheur d’être né du mauvais côté de la barrière ? La tectonique des plaques obéit à une étrange logique. Quand sous l’écorce terrestre les terres du Sud et du Nord se rapprochent et se chevauchent un court instant, c’est pour creuser l’écart entre deux mondes. Cela s’est passé au Maroc aujourd’hui, c’était en Algérie huit mois plus tôt. Et avant cela, en Turquie (plus de 17 000 morts le 17 août 1999), au Salvador (les 13 janvier et 13 février 2001, 1 200 morts), en Inde à Gujarat (la même année, 20 000 victimes), en Iran (26 décembre 2003, 41 000 tués)…

Certains spécialistes fixent à cent morts le seuil au-delà duquel on peut légitimement parler de catastrophe naturelle. Mais que signifie un tel préalable quand on sait le dénuement des pays promis à cette douloureuse série ? Sans constructions antisismiques, sans outils de prévention des risques, sans voies d’accès praticables pour acheminer les secours, sans hôpitaux décemment équipés pour soigner les blessés, sans matériel efficace pour fouiller les décombres, que prévoir d’autres que des « catastrophes naturelles », précisément ?

Au Maroc, faute de voir arriver à temps les secours (qu’ils aient été dépêchés par les forces gouvernementales ou non), les proches des victimes ont fouillé eux-mêmes les ruines de leurs propres maisons. À la main, à la pelle, à la pioche, dans le frénétique espoir de trouver encore de la vie sous les tonnes de gravats. Et puis, après le passage des pelleteuses qui tirent un trait définitif sur l’espoir, est venue la colère. Non pas contre le destin, non pas contre un Dieu, mais contre ce système qui trace la ligne de partage entre ceux qui sont bien nés et les autres.

Plus de 1 500 personnes ont manifesté au centre ville d’Al Hoceima, pour protester contre l’incurie gouvernementale, son incapacité à évaluer la situation, à organiser les secours et à distribuer les aides, et surtout la faiblesse criminelle de sa politique en matière d’urbanisme, qui condamne les pauvres à se contenter de briques crues pour construire leurs habitations. Seule réponse des autorités : la répression. L’armée a violemment chassé les importuns, satisfaisant le bon plaisir du Prince qui n’a, semble-t-il, pas jugé souhaitable d’intervenir officiellement, ni de décréter une journée de deuil national, suivi dans son exemple par les médias marocains qui n’ont pas daigné interrompre leur programmation pour couvrir le drame.

Les Rifains s’indignent de ce que leur région semble être laissée à l’abandon, voire méprisée par le pouvoir central, alors que l’Union européenne a octroyé de généreuses subventions au Maroc pour son développement économique et social. Social ? On verra… Économique, assurément. La Commission européenne a approuvé le 22 et le 25 août 2003 le financement de 314 millions d’euros au titre des actions de coopération et d’assistance externe avec le Maroc, l’Égypte, le Liban, la Jordanie et l’Algérie. Une enveloppe de 141 millions d’euros fut donnée au Maroc pour le développement des échanges commerciaux et la mise à niveau des entreprises, ainsi que la gestion des flux migratoires.

Le 25 février 2004, soit un jour après le tremblement de terre meurtrier, était signé « l’accord d’Agadir » fixant la création de cette zone euro-méditerranéenne de libre-échange entre la Jordanie, l’Égypte, la Tunisie et le Maroc, à l’horizon 2010. La Commission européenne, qui tient visiblement à cette nouvelle aire de jeu euro-libérale, a accepté une rallonge de 4 millions d’euros pour son financement. Le lendemain, cette même Commission européenne décidait de doubler l’aide d’urgence aux victimes du tremblement de terre au Maroc : en tout, à peine 2 millions d’euros.

La terre peut continuer de trembler, et l’on sait qu’elle n’est pas sélective dans ses caprices. Elle frappe au Nord, elle frappe au Sud. Les bilans sont lourds de part et d’autre ; ici, des dégâts surtout, qu’on estime en millions de dollars ; là-bas, des morts surtout, qu’on chiffre en dizaines de milliers d’individus. On laissera aux spécialistes le soin d’évaluer ce qui distingue l’accident de la catastrophe naturelle, ce qui sépare le bonheur du malheur d’être né.

André Sulfide