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Quel avenir pour l’anarcho-syndicalisme ?

Le jeudi 8 avril 2004.

« On s’est heurté au fait que beaucoup de militants étaient d’abord des militants de leur confédération avant d’être des militants libertaires ou anarcho-syndicalistes, ou syndicalistes révolutionnaires. »



Le réformisme syndical a vécu. L’échec du mouvement contre la décentralisation et la réforme des retraites est comme la dernière bataille perdue d’un syndicalisme qui, comme le précise Freddy Gomez dans le Monde libertaire (hors série nº 23, été 2003), « n’a plus les moyens de ses ambitions ». Incapable de défendre les « acquis » du mouvement ouvrier, impuissant à organiser les chômeurs et les précaires, le syndicalisme a-t-il encore un avenir ? Plus douloureux : que font encore celles et ceux qui se revendiquent libertaires, voire anarcho-syndicalistes dans des organisations telles que la CGT, FO ou le G10 solidaires ?

État des lieux

Le paysage syndical français est pour le moins dévasté : huit salarié.e.s sur cent seraient adhérents à un syndicat 1 et ce, dans une confédération ou une fédération professionnelle dont le nombre, parfois, dépasse l’entendement : pas moins de cinq confédérations dites représentatives peuvent se disputer les éventuelles adhésions. 2

Paradoxe ! Ces syndicats ne vivent que des financements de l’État ou des communes, voire des patrons, par l’intermédiaire des mises à disposition et entretiens des permanents et des locaux. Droits arrachés au patronat et à l’État, certes, mais sans l’argent public ou des employeurs, que resterait-il de ces organisations ? Conséquences bien connues et dénoncées dans ces colonnes : institutionnalisation et bureaucratisation des syndicats !

Quant à la dimension internationale, à l’heure d’une mondialisation capitaliste tant décriée, aucune de ces confédérations n’a été en mesure d’assurer un minimum d’actions. Si le capitalisme ne connaît pas les frontières, le syndicalisme, lui, a bien du mal à les franchir !

Démanteler toute résistance collective

À sa décharge, le syndicalisme est victime des coups de butoir du capitalisme triomphant. Licenciements, plans sociaux, développement de l’emploi précaire, etc. Dans ce contexte, s’organiser collectivement relève de l’exploit. Les politiques patronales de « management », vantant les mérites de l’individualisme, ont également dévalué toute tentative de résistance collective.

Les fondements même du syndicalisme en ont été bouleversés. À l’origine, bâti sur les syndicats de métiers (la corporation), il n’a pas su les dépasser pour développer une réelle solidarité interprofessionnelle et internationale.

Si le syndicalisme a un avenir… Lequel ? Le patronat, à l’exemple de l’Éducation ou de la Santé, a besoin d’un service minimum ! C’est-à-dire, d’institutions capables de proposer un minimum pour une paix sociale garantie. Dans son domaine, le syndicalisme « d’accompagnement » 3 a encore de l’avenir. Il peut même s’offrir, comme aujourd’hui, le luxe de la diversité des organisations, pourvu qu’il réponde à cette exigence de paix sociale ! C’est acquis pour la CFDT. Cela est également vrai pour la CGT, dont le secrétaire général s’est vu féliciter par un ministre à l’issue des grèves du printemps 2003 pour « son attitude responsable », son « opposition raisonnable ». 4 Même constat pour Force ouvrière, dont le souci premier est maintenant sa survie (trois confédérations pour un même service, cela fait peut-être un peu triple emploi !). Les deux articles parus dans le Monde libertaire (nº 1338 et nº 1344) sur la CGT-FO est à ce titre révélateur. L’auteur y rappelle l’urgence de « conforter l’organisation syndicale dans sa capacité à résister, à l’heure où la CFDT renforce son intégration et où la CGT abdique » . 5 L’attitude des syndicats SUD, maintenant regroupés au sein du G10-Solidaires 6 se révèle décevante. L’interprofessionnel et la dimension internationale des SUD restent secondaires (ses responsables restent opposés à la création d’une sixième confédération).

Seuls les adhérents les plus politisés s’investissent dans les mouvements hors l’entreprise. Ses militant.e.s sont contraint.e.s de modérer leur radicalité au vu de la multiplication des syndicats SUD sur des bases catégorielles (y compris au sein même des forces répressives de l’État : SUD-Intérieur). La posture adoptée — participation aux élections professionnelles, embauche de permanents — les inscrit, de fait, dans un syndicalisme de cogestion.

D’autant que cette course à la reconnaissance et à l’obtention de moyens (via les élections) ne les protègent pas d’une certaine bureaucratie, des luttes de pouvoir (des postes sont à prendre) et d’une quête de respectabilité. On se rappelle la déclaration au quotidien le Monde, lors des grèves du printemps 2003, où la porte-parole du G10 affirmait « qu’une grève générale ne se décrète pas », rejoignant ainsi son collègue Bernard Thibault !

Par ailleurs, la présence en son sein de nombreux militants trotskistes cantonne les pratiques de SUD dans un syndicalisme, certes plus radical, mais certainement pas libertaire, visant à l’autonomie du mouvement social. Ayant fait le choix de la participation aux élections politiques, les syndicalistes militants de la Ligue communiste révolutionnaire s’inscrivent de fait dans un partage des tâches qui n’est, hélas, guère nouveau : aux syndicats, la fiche de paie, aux politiques la gestion de la société ! 7

En ce qui concerne le syndicalisme enseignant, il n’est pas inutile d’observer les manœuvres au sein de la Fédération syndicale unitaire dans sa volonté d’élargir son champ de syndicalisation afin de se positionner comme le grand syndicat de la fonction publique, avec en sous-main le rôle joué par certains militants politiques de la LCR ou de LO pour « construire un pôle de radicalité ». Une radicalité qui peut paraître la bienvenue dans ce paysage syndical mais qui est fort éloignée de l’anarcho-syndicalisme ou du syndicalisme révolutionnaire.

L’attitude antidémocratique des militants du SNES, adhérents à LO, lors de la grève des profs en mai-juin 2003 est venue nous le rappeler…

Si le syndicalisme a un avenir, il est donc impossible de l’envisager sous cette forme : étriquée, cogestionnaire et corrompue par des pratiques politiciennes !

Les anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires doivent se regrouper au sein d’une même organisation ! Dans les années 70, l’Alliance syndicaliste 8 avait tenté de regrouper les libertaires dispersés dans les différentes confédérations. Cette initiative, qui a su, à l’époque, coordonner ces syndicalistes et mener quelques actions convergentes au-delà des chapelles d’organisation, ne peut être reconduite. Pour deux raisons essentielles.

La première, l’Alliance syndicaliste a montré, dès sa création, ses limites : « Beaucoup de militants étaient d’abord des militants de leur confédération avant d’être des militants libertaires. » 9

La deuxième, l’illusion de pouvoir peser sur les politiques confédérales s’est révélée vaine. Les « moutons noirs » 10 de la CFDT en firent l’expérience dans les années 88 et 89.

Lire, aujourd’hui, dans le Monde libertaire que « les anarchistes investis dans les confédérations représentatives vont devoir pousser plus que jamais les bureaucrates dans leurs retranchements dans les mois à venir » (ML hors série nº 23, été 2003) ou « tenter de l’intérieur de radicaliser et imposer des modes de démocratie directe » (V. Benito, ML nº 1336), apparaît quelque peu étonnant.

Non, il sera impossible en tant que syndicaliste révolutionnaire ou anarcho-syndicaliste d’influencer un tant soit peu les politiques confédérales. Non, la CGT n’est pas l’organisation « la plus vivante, la plus porteuse de promesses » (ML nº 1334, article du Collectif La Sociale).

Ne répétons pas l’histoire ! Si l’on veut espérer donner un avenir à nos idées, à nos pratiques, nous n’avons plus le choix. Si celui-ci est l’action syndicale, parce que nous sommes salarié.e.s ; si nous nous revendiquons anarcho-syndicalistes, retrouvons-nous dans le même syndicat ! L’anarcho-syndicalisme, ce sont des pratiques : l’assemblée générale souveraine, des comportements antiautoritaires, une parole qui circule, des mandaté.e.s qui ne sont pas permanents à vie… Des mandaté.e.s qui sont contrôlés et révocables, etc.

L’anarcho-syndicalisme, c’est aussi un projet de société ! Et ce projet, à notre connaissance, est un projet en rupture avec le système ! Comment le développer, même en tant que syndicaliste révolutionnaire si l’on milite à la CGT, à FO ou à SUD ? Comment peser, mettre en pratique nos idées dans tous les champs possibles de nos interventions ? Comment construire la « grève générale » (qui n’est pas une fin en soi, mais le début d’une reprise en main de nos destinées) ?

On ne peut plus citer Émile Pouget ou Maurice Joyeux 11 pour justifier nos adhésions à la CGT ou à FO — à ces organisations telles qu’elles sont aujourd’hui — ni se contenter de s’y exprimer librement. 12

Soit nous avons, en tant que libertaires, une réelle ambition pour le développement de nos idées et de nos outils, soit nous restons « isolés » dans nos confédérations dans la critique des directions confédérales ou le satisfecit d’y être quelque peu reconnus ou influents. La grande force des libertaires de la fin du xixe siècle, c’est d’avoir su construire les outils en adéquation avec la demande sociale : les Bourses du travail puis la création de la CGT. Ces cinquante dernières années, nos adhésions aux confédérations syndicales s’inscrivaient, peut-être dans cette histoire, mais surtout parce que nous n’avions pas le choix d’autres outils. Y avait-il aussi cette croyance en la possibilité « d’influencer » les directions confédérales ? Et, il fallait être dans le « mouvement social », aux côtés des « travailleurs » … Or les salariés ont déserté les syndicats et le « mouvement social » dans ses manifestations organisées s’est diversifié.

Deux objections reviennent régulièrement quand nous évoquons cette nécessité de regrouper les libertaires : la lente construction d’un outil syndical et l’isolement d’une adhésion dans une organisation où tout est à faire ! Elles sont recevables mais pas indépassables ! Déjà Jacques Toublet regrettait le manque de « conscience révolutionnaire » à constituer, dans l’immédiat après-guerre, un outil syndical pour « tous les syndicalistes combatifs ». 13 Et il n’est jamais facile de commencer, surtout quand le paysage syndical, sur un lieu de travail, est déjà bien quadrillé, voire, à l’opposé, déserté. Répression patronale, patriotisme des autres syndicats, attitude de défiance des collègues. Il faut de l’énergie et des convictions ! C’est certainement un choix personnel qui doit tendre à devenir collectif pour déterminer l’avenir.

La CNT, un outil

L’objectif, ici, n’est pas de donner des leçons ou de proposer un bulletin d’adhésion. Un, la CNT n’est pas parfaite, et pas à l’abri, si son développement se poursuit, de sombrer dans les dérives des autres syndicats (conflits de pouvoirs, OPA d’organisations non libertaires — Ne laissons pas à d’autres cet outil ! -). Deux, elle n’est pas à l’abri, également, d’un certain « sectarisme » propre aux organisations combatives, voire, victime, d’un « patriotisme » inhérent à toute association…

Mais, anarcho-syndicalistes, nous n’avons guère le choix ! Depuis la fin des années 80, les différents mouvements de grève ont exprimé cette volonté de démocratie directe et de contrôle des mandatés (via les coordinations et les collectifs). À chaque fois, leurs initiateurs se sont retrouvés confrontés aux directions syndicales seules « habilitées » à négocier, à décider en lieu et place des acteurs eux-mêmes. Le besoin est donc urgent d’avoir un outil qui réponde à cette demande sociale.

La CNT est, pour le moment, la seule organisation syndicale qui s’est fixé comme objectif la « transformation totale de la société actuel-le », « la suppression du salariat » et le « remplacement de l’État par un organisme issu du syndicalisme lui-même et géré par l’ensemble de la société ». 14 Elle est aussi la seule à s’inscrire dans les mouvements hors l’entreprise avec autant de volontarisme : antifascisme, sans-papiers, chômeurs, précaires, etc.

Si l’influence de la CNT reste pour l’heure marginale, cela s’explique aussi par ses exigences : refus des permanents (elle ne s’inscrit donc absolument pas dans un syndicalisme de service), refus de participation aux élections professionnelles dans le secteur public (ce qui l’exclut d’une certaine représentativité nstitutionnelle d’où découlent informations, moyens humains et financiers), refus de participation aux comités d’entreprise du secteur privé (ce qui l’oblige, dans ce secteur, à défendre systématiquement en justice sa qualité de syndicat)…

L’anarcho-syndicalisme de la CNT s’inscrit, là, en totale rupture avec les pratiques dominantes ; comme une contre-culture que nous aurions à assumer ; tant, cette société valorise la parole experte et la délégation. La « représentativité », c’est dans les luttes, dans ses pratiques qu’elle l’acquiert.

D’autres choix sont possibles, mais dans le champ économique, celui sur lequel on doit peser, il n’y en a pas d’autres. Si l’anarcho-syndicalisme a un avenir, il doit se construire, ensemble, dans la même organisation.

La CNT est un outil. Elle a, aujourd’hui en France, une réalité. Elle sera ce que nous en ferons !

Alain Dervin


1. « La France a la particularité d’être le pays où il existe le plus d’organisations syndicales et où le nombre de syndiqués est le plus faible. À peine 8 % de travailleurs organisés » Le Collectif La Sociale, Montpellier, Le Monde libertaire, nº 1334.

2. Cinq confédérations dites représentatives : CGT, CFDT, FO, CFTC, CGC (cadres) ; la CNT ; le G10-Solidaires (regroupant les syndicats SUD) ; l’UNSA (fonction publique) ; FSU, (éducation nationale), etc.

3. Formule empruntée à Ramon, militant de la CNT à Saint-Étienne, auteur de l’article « Encore une couche [i.e. louche] », paru dans Le Monde libertaire, nº 1337.

4. Propos rapportés par Pierre, militant de la FA de Rennes, Le Monde libertaire, hors série nº 23.

5. Samuel in « CGT-FO, les raisons d’un choix », Le Monde libertaire, nº 1338.

6. Le G10-Solidaires est un regroupement d’organisations syndicales. À l’origine, ils étaient dix syndicats autonomes dont le SNUI (Syndicat national unifié des impôts) et le SNJ (Syndicat national des journalistes) pour les plus connus, rejoints maintenant par les syndicats SUD (Solidaires, unitaires et démocratiques).

7. On retrouve dans tous les syndicats l’influence particulière de militants politiques, à en friser la caricature : le PC à la CGT ; le PS à la CFDT et à la FSU ; l’UMP, les trotskistes et des libertaires à FO ; la LCR dans les syndicats SUD, etc.

8. L’Alliance syndicaliste, créée dans les années 70, a fonctionné jusqu’en 1980. Elle avait pour objectif de regrouper et de coordonner les syndicalistes libertaires adhérents de la CGT, CFDT et FO. Lire l’ouvrage cité : Agone nº 26-27, l’interview de Jacques Toublet.

9. Jacques Toublet, Agone, p. 88.

10. Expression employée par Edmond Maire, à l’époque secrétaire général de la CFDT.

11 et 12. Références aux propos de Samuel sur FO paru dans Le Monde libertaire, nº 1338, 1344 et 1348.

13. Agone, op. cit.

14. Article premier des statuts de la CNT, congrès de 1946, modifié au congrès de 1949.